Centenaire du Rugby français

[Invité Xv-31]

Le rugby a su maintenir en vie son mythe fait de valeurs traditionnelles

Le rugby français fête son centenaire, samedi 18 novembre, en marge de la rencontre avec la Nouvelle-Zélande, au Stade de France. Comment ce sport, né hors de France, a-t-il réussi à s'installer dans notre pays, et particulièrement dans son bastion du Sud-Ouest ?

Né à la fin du XIXe siècle dans les public schools britanniques, le rugby a été adopté par une partie des classes privilégiées en France, à cause de l'éthique qu'il proposait. Le pays sortait de la débâcle de 1870, et le rugby a été utilisé par des membres de l'aristocratie et de la bourgeoisie, plutôt anglophiles, pour véhiculer des valeurs propices à un redressement moral du pays. A cette époque, d'ailleurs, des liens se tissent entre le rugby et des sports tels que l'athlétisme, avec des valeurs partagées, comme le panache ou le mouvement plutôt que le contact, qui, d'une certaine manière, marqueront longtemps le jeu en France.

Pour gagner la France, le rugby s'appuie sur les initiatives non seulement d'expatriés britanniques, mais aussi de notables régionaux comme le docteur Philippe Tissié avec sa Ligue girondine d'éducation physique, dont le discours hygiéniste s'accorde bien avec le rugby. Et, au cours des années 1920, le Stade toulousain devient le club phare du rugby français, soulignant la fin de l'hégémonie des clubs parisiens.

L'expansion du rugby dans le Sud s'alimente d'une tradition d'hostilité à Paris, née notamment de crises viticoles et d'une scène politique marquée par le Midi rouge. De plus, la tradition politique radicale locale, soutenue par les tenants de l'école républicaine, trouve dans le rugby un moyen de s'opposer aux patronages catholiques, qui favorisent, eux, la pratique du football.

Le rugby français a parfois été marqué par la violence et le jeu dur, dans les années 1930, mais aussi, dans les années 1970. Pourquoi ?

Avec le passage du coeur du rugby de Paris au Sud-Ouest, il y a eu un changement de public, de valeurs, avec une démocratisation, une commercialisation et aussi une "municipalisation" du jeu, puisque les localités s'emparent du rugby. Ce qui compte alors, c'est plus le souci de défendre son terrain et de gagner que le fair-play. Dans les années 1920, la création d'un championnat en France, par poules régionales, valorise la défense de l'identité locale. De plus, apparaît une professionnalisation rampante.

Du coup, la violence gagne le jeu, notamment dans l'Aude ou le Languedoc, mais elle est aussi présente hors du terrain. Ces turbulences sont mal perçues par les Britanniques et, en France, par les tenants d'un jeu marqué par le fair-play et l'amateurisme. Ce qui conduit en 1931 à une rupture des relations entre les fédérations britanniques et irlandaises et la France, qui durera jusqu'en 1939.

De même, à partir de 1968, avec les victoires d'équipes comme Béziers, adeptes d'un jeu dur, des débats doctrinaux ressurgissent. A un moment où le pays entre lui-même dans une problématique de crise et d'obligation de rendement. Les tenants du beau jeu, mais aussi d'un rugby plus construit et plus technique, comme Pierre Villepreux, s'opposent aux promoteurs d'un jeu avant tout efficace, que représente le sélectionneur Jacques Fouroux, soutenu par Albert Ferrasse, alors président de la Fédération.

L'audience du rugby n'a cessé de croître et son image de s'affirmer au fil des décennies. Comment les politiques ont-ils appréhendé le phénomène ?

Sous l'impulsion des médias notamment, le sport est devenu, dans les années 1950 et 1960, un sport vraiment national. Le rugby est sorti de son enclave du Sud-Ouest, mais, dans le même temps, et encore aujourd'hui, il a su maintenir en vie son mythe fait de valeurs traditionnelles et son image régionale, qui sont pourtant en train de disparaître dans la réalité sous l'effet de changements profonds dans les provinces françaises. Dans cette période de modernisation du pays et de décolonisation, le rugby et ses valeurs rassurent.

Les IVe et Ve Républiques vont également se servir de ce sport. En 1948, Vincent Auriol est le premier président à assister à un match du XV de France. Ensuite, il y aura les réceptions de l'équipe de France à l'Elysée par le général de Gaulle. L'image que de Gaulle veut imprimer au pays est celle d'une "France qui gagne", y compris sur le plan sportif. Cela continue avec Georges Pompidou et son premier ministre Jacques Chaban-Delmas, dont le fief est Bordeaux et qui a des liens forts avec le rugby. Une récupération encore présente aujourd'hui.

En sens inverse, les responsables du rugby français ont parfois su user de la notoriété de leur jeu et de leurs liens pour faire avancer leurs dossiers...

Oui, et l'épisode le plus frappant est celui de l'Occupation, lorsque les responsables du rugby à XV se sont servis de leurs liens avec le régime de Vichy pour régler leurs problèmes avec le rugby à XIII, qui, dans les années 1930, avait commencé à connaître un réel succès dans le pays. Ils font preuve d'opportunisme pour déconsidérer le rugby à XIII, qui est présenté comme une version polluée par le professionnalisme du rugby à XV. Ces manoeuvres aboutissent à un décret de Pétain, fin 1941, qui conduit à la réunification forcée des deux jeux aux dépens du rugby à XIII.

L'un des défis du rugby français actuel est de s'ouvrir à de nouveaux publics. Comment le rugby français a-t-il, par exemple, intégré les jeunes issus de l'immigration ?

Aujourd'hui, il y a une certaine présence des joueurs issus de l'immigration dans les équipes de l'élite. Mais la population immigrée dominante en France est d'origine maghrébine, et se révèle plutôt absente dans les rangs des équipes. L'intégration était plus large à l'époque de l'immigration italienne ou espagnole, qui a conduit à l'émergence de joueurs comme les Spanghero ou les frères Herrero. Il faut dire aussi que le rugby, qui est un sport technique, se joue moins facilement que le football.

Propos recueillis par Bertrand d'Armagnac

Article paru dans http://www.lemonde.fr - édition du 19.11.06