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La firme Sarkozy

LE MONDE | 19.06.06 | 16h14 • Mis à jour le 19.06.06 | 16h14

Lunettes de soleil, costumes Ralph Lauren, téléphone portable dernière génération. Le tutoiement est de règle, la décontraction apparente, l'engagement entier. Prière d'appeler le patron "Nicolas", d'être rapide et précis. Si tout se passe comme prévu, on tapera dans la main du voisin, comme le font les sportifs après la victoire. Si les choses vont vraiment bien, la décompression aura lieu au Buddha Bar, un lounge bar à la mode, près des Champs-Elysées. Bienvenue dans l'équipe de Nicolas Sarkozy.

Un monde à part. Très masculin, plutôt jeune, capable de s'enthousiasmer pour un coup tactique ou le dernier tube du chanteur Calogero. Cette équipe-là est convaincue que l'action peut tout et qu'un peu de cynisme ne nuit pas aux convictions. A droite, ceux qui résistent à son emprise appellent cela "la firme". Référence au best-seller de John Grisham décrivant une entreprise totalitaire dominant entièrement ses cadres.

"Nous recevons chaque jour des dizaines de candidatures de types qui veulent travailler pour Nicolas", assure l'un de ces aventuriers de la politique. Mais pour en être, il faut être capable de sacrifier ses soirées et sa vie de famille au "patron". Savoir dénouer des crises, maîtriser la communication, manoeuvrer les députés, observer l'adversaire (Jacques Chirac, Dominique de Villepin, les socialistes, c'est selon). Et diffuser les informations pouvant lui nuire. Le fils cadet du couple Hollande-Royal est interpellé par la police, dans la nuit du 2 au 3 mai, après une soirée arrosée avec des copains ? Aussitôt, l'histoire est glissée à l'oreille des journalistes. Dominique de Villepin est sifflé en province ? Sa "disgrâce" est largement répercutée. Sarkozy perd quelques points dans les sondages ? Un argumentaire relativisant la baisse est aussitôt fourni.

"J'ai toujours pensé que la politique était affaire de professionnels", sourit le président de l'UMP. "Ce ne sont pas forcément des gens fous de débat, remarque le sénateur Gérard Longuet, nouveau venu chez les sarkozystes, mais leur côté va-t-en guerre est séduisant."

En face, les chiraquiens de longue date, les derniers fidèles de Dominique de Villepin, dénoncent cette "petite mafia". Ils savent que toute la bande joue les vierges effarouchées lorsqu'on évoque l'affaire Clearstream et assurent que les informations distillées dans la presse viennent directement de la place Beauvau. Matignon soupçonne le conseiller aux relations avec le Parlement, Frédéric Lefèbvre, 42 ans, cheveux longs ramenés en arrière comme les tueurs des films de Tarantino, de toutes les intrigues. N'a-t-il pas convaincu des dizaines de députés UMP de "sécher" la séance parlementaire du 16 mai, alors que le premier ministre affrontait une motion de censure.

Les villepinistes croient déjà entendre Pierre Charon, 55 ans, le plus drôle de la bande, faire le tour des rédactions de journaux pour glisser un écho vachard sur Matignon. Ils savent comment le chef de cabinet, Laurent Solly, 36 ans, réclame un compte rendu précis au préfet en place, lorsque Dominique de Villepin s'est rendu dans un département.

L'Elysée raille le réseau diplomatique que David Martinon, 35 ans, tente de constituer pour Sarkozy. Et s'agace de voir le directeur général de l'UMP, Jérôme Peyrat, 43 ans, ex-collaborateur de Jacques Chirac, fournir aujourd'hui à la bande sa connaissance de "l'ennemi de l'intérieur". Les chiraquiens s'insurgent de l'activité d'Emmanuelle Mignon, 38 ans, chargé de collecter les bonnes idées que son "patron" mettra en scène. Parfois, enfin, ils envient le recrutement par la "firme" du directeur de cabinet Claude Guéant, 60 ans, un préfet unanimement estimé qui encourage l'appétit des loups sarkozystes avec la sévérité et le paternalisme d'un entraîneur de football.

Un dernier ralliement remarqué. Celui du publicitaire Jean-Michel Goudard, le "G" d'Euro-RSCG. Depuis un mois, celui-ci s'est installé place Beauvau. M. Goudard avait été le maître d'oeuvre, avec Claude Chirac, de la réussite de Jacques Chirac, en 1995. Mais c'est chez lui à New York, qu'au lendemain de la défaite d'Edouard Balladur, Nicolas Sarkozy avait passé deux semaines. Cette fois, Jean-Michel Goudard l'a promis, il veillera sur la prochaine campagne de "Nicolas".

Ce que les chiraco-villepinistes détestent par-dessus tout, pourtant, au-delà des arrogances du petit groupe qui navigue entre le ministère de l'intérieur et l'UMP, c'est l'ironie de Nicolas Sarkozy lui-même. Cet "air d'avoir déjà gagné" qui se manifeste lorsqu'il s'avance vers un ministre, un député ne l'ayant manifestement pas rejoint : "Et toi, tu comptes faire quoi l'année prochaine ?"

"C'était déjà les méthodes de Sarko en 1995", dénonce le député de l'Essonne Georges Tron, qui était, à l'époque, du côté des balladuriens et soutient aujourd'hui Dominique de Villepin. La plupart des députés villepinistes ont ainsi vu un rival, poussé par la direction de l'UMP, venir leur contester la présidence de leur fédération locale, lors des élections internes. "Les renforts policiers que j'avais réclamés, après les émeutes de banlieue, ne m'ont jamais été accordés, afin de me mettre en difficulté", affirme même M. Tron, qui ajoute : "Avec Sarkozy, si vous êtes un séide, tout va bien. Sinon, c'est la guerre." La guerre ? Une bataille en tout cas, dans laquelle le futur candidat UMP à la présidentielle paraît ne rien vouloir laisser au hasard.

Pas même sa vie privée. Dans la "firme", Cécilia Sarkozy avait une place à part. Contestée, parfois. Beaucoup passaient par elle pour accéder au "patron". Plusieurs hauts fonctionnaires ou députés avaient fini par lui attribuer leur mise à l'écart. "Elle seule avait la capacité de dire à Nicolas si un tel est fiable ou pas, assure Roger Karoutchi, sénateur des Hauts-de-Seine et ami du couple. Son jugement était juste, elle verrouillait." On l'avait même vu exiger de relire toutes les notes destinées à son mari, y compris celles de Brice Hortefeux, ami de vingt-cinq ans, aujourd'hui ministre.

Son départ, en mai 2005, n'a donc pas déplu à ceux qui acceptaient de se dévouer à "Nicolas", pas à son épouse. L'équipe s'est d'ailleurs immédiatement reconstituée. Un nouveau chef de cabinet, Laurent Solly, l'a remplacée et l'organisation autour du candidat n'a pas paru modifiée. Mais les multiples allers et retours de l'épouse, et surtout le retentissement donné à la crise traversée par le couple ont eu des conséquences. Ils ont donc été gérés à la fois comme une affaire personnelle et un sujet politique. La preuve ? Cet aveu de Nicolas Sarkozy : "Ce qui fait la crédibilité d'une ambition, c'est le prix personnel qu'on est prêt à payer pour l'assouvir. J'habite la même peau, quels que soient ma fonction et l'événement auquel je dois faire face."

Il n'empêche que le ministre de l'intérieur n'a pas hésité à convoquer et à faire pression sur le patron de First Edition, Vincent Barbare, afin qu'il renonce à la publication d'un livre sur ses déboires conjugaux. La plupart des journalistes et des directeurs de chaîne ont eu droit, eux aussi, à une leçon sur le respect de la vie privée dispensée par celui qui mettait si volontiers en scène son couple et leur fils, Louis. Aujourd'hui encore, Nicolas Sarkozy assure : "Ni Cécilia ni moi n'avons jamais parlé publiquement de divorce. Vous pouvez d'ailleurs écrire dans Le Monde : "Il refuse obstinément d'évoquer sa vie privée.""

Le nouveau retour à Paris de Cécilia Sarkozy, le week-end de la Pentecôte, a pourtant été aussitôt officialisé par une sortie publique main dans la main, chez un chausseur de luxe, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

L'épouse du président de l'UMP est apparue à nouveau, discrètement, dans les coulisses d'une conférence de presse. Ensemble, ils ont passé un week-end à Séville sous les objectifs des photographes. Elle a retrouvé un bureau Place Beauvau. Comme avant.

Car la "firme" s'est beaucoup inquiétée des conséquences politiques des difficultés conjugales de son candidat. Nicolas Sarkozy n'a jamais douté que Dominique de Villepin ironisait sur son compte à propos de ses déboires conjugaux. En décembre 2005, le responsable opinion publique de l'UMP, Manuel Aeschliman, a donc fait réaliser deux sondages qualitatifs en province - réputée plus rigide en matière de moeurs. Y figuraient plusieurs thèmes sur la sphère privée des élus, dont cette question : "Voteriez-vous pour un célibataire ?" L'équipe en a tiré la conviction que le célibat n'est plus discriminant. Mais Nicolas Sarkozy n'a pas caché qu'il le jugeait comme "un handicap".

L'équipe n'a pas échappé, dans cette tourmente, à un certain repli sur elle-même. A la fois pour protéger le patron et "parce que rares sont ceux, parmi ces jeunes gens, qui osent lui dire des choses désagréables", concède un élu sarkozyste. "Je n'ai pas de rapports de force avec mes collaborateurs", affirme pour sa part Nicolas Sarkozy. Mais qui oserait vraiment l'affronter ? La députée de Meurthe-et-Moselle Nadine Morano note ainsi "l'incroyable cortège qui accompagne Nicolas" dans le moindre de ses déplacements. Bien sûr, aucun de ceux qui entourent Nicolas Sarkozy ne s'imagine en courtisan. Mme Morano clame que, lorsqu'elle a été nommée secrétaire nationale de l'UMP, elle a prévenu le patron du parti : "D'accord, mais je ne suis pas là pour cirer tes pompes."

Les poids lourds, Patrick Devedjian, François Fillon, Roselyne Bachelot, Pierre Méhaignerie, Michel Barnier, Gérard Longuet, qui espèrent un ministère en cas de victoire, s'affirment "libres". Le flagorneur, c'est toujours l'autre. Mais le transfert de la "cour" - qui autrefois se pressait à l'Elysée ou à Matignon -, vers la place Beauvau est d'abord le signe d'un nouveau rapport de forces entre Sarkozy et les chiraquiens.

Nicolas Sarkozy n'a pourtant jamais cessé de placer ses pions. Son retour, en juin 2005, au ministère de l'intérieur a d'abord été pensé dans cette perspective. Tant pis si les résultats du ministère en matière de lutte contre la délinquance sont mitigés. Ce qui compte à ses yeux, c'est que, désormais, l'ensemble des patrons de la police et des renseignements généraux lui sont fidèles : Michel Gaudin à la direction générale de la police nationale, Martine Monteil à la tête de la police judiciaire, Frédéric Péchenard patron de la PJ parisienne, Bernard Squarcini préfet délégué pour la sécurité à Marseille, et Joël Bouchité, directeur central des renseignements généraux. "Je nomme les bons", se défend Nicolas Sarkozy. Mais, selon son entourage, il n'a pu obtenir le remplacement à la tête de la DST de Pierre de Bousquet de Florian, à qui il reproche de ne pas l'avoir prévenu dans l'affaire Clearstream.

Il n'a pas non plus, en apparence, bouleversé le corps préfectoral, si important en période électorale. Mieux, il a nommé à des postes importants plusieurs préfets venus de la gauche, comme dans son département des Hauts-de-Seine, où il a placé Michel Bart, ancien directeur de cabinet de Jean-Pierre Chevènement et de Daniel Vaillant. "S'il a montré son absence de sectarisme pour les grands préfets, note cependant un bon connaisseur du corps, la nouvelle génération de sous-préfets, celle qui arrivera aux responsabilités dans les toutes prochaines années, est très verrouillée par les sarkozystes."

Ces derniers feignent de négliger ces nominations. "L'idée qu'on puisse dominer l'administration est une utopie, assure le député des Hauts-de-Seine Patrick Devedjian. Ces gens-là vous jurent fidélité, mais ils s'occupent d'abord de leur carrière. Si Sarkozy est en position de gagner, il pourra compter sur leur zèle. S'il perd, ils prépareront le régime suivant."

Reste la presse. Nicolas Sarkozy la travaille depuis toujours. Sa force est de n'avoir jamais négligé les sans-grade tout en tutoyant la plupart des propriétaires de médias. On connaît sa proximité avec Martin Bouygues (TF1). Son amitié pour Arnaud Lagardère (Hachette). Ses bonnes relations avec Edouard de Rothschild (Libération) ou Bernard Arnaud (La Tribune). Arnaud Dassier, fils du patron de LCI Jean-Claude Dassier, a rejoint l'équipe UMP pour s'occuper d'Internet. Nicolas Sarkozy lance parfois aux journalistes qui l'accompagnent : "Je connais tous vos patrons." Surjouant la connivence, il peut prendre un journaliste par l'épaule tout en lâchant : "Ah, la complicité du pouvoir et de la presse !"

Mais il a une connaissance parfaite du fonctionnement des médias et de leurs contraintes techniques. A Cotonou (Bénin), où il effectuait un voyage à la mi-mai, alors que les communications Internet étaient trop encombrées pour que les télévisions nationales puissent diffuser leurs images, son staff est allé jusqu'à négocier avec l'Etat béninois pour qu'il réserve un instant toute la puissance de l'Internet local à TF1, France2 et France3. Enfin, lors des difficultés conjugales de Nicolas Sarkozy, on a vu Pierre Charon - "je suis l'oeil de Nicolas sur Paris", s'enorgueillit ce dernier - faire le tour des rédactions et des éditeurs pour menacer de procès ceux qui révéleraient le nom de la journaliste du Figaro, devenue un temps sa compagne.

Il va pourtant falloir gérer la suite : ces semaines d'incertitude qui le séparent du véritable démarrage de sa campagne. Et la montée en puissance de Ségolène Royal qui, en l'attaquant sur son créneau, veut faire la preuve que la "forteresse Sarkozy" n'est pas imprenable. Beauvau serait-il devenu un piège pour le candidat ? Le sujet reste l'un des plus débattus parmi les sarkozystes.

"Tu dois consacrer aux gens plus de temps et même accepter d'en perdre, lui a répété le publicitaire Thierry Saussez, ami de vingt ans. Pars du ministère à l'été. Ce sera une forme de respiration avant d'aller à la bataille." Mais qui aujourd'hui, parmi les affidés du candidat, l'imagine vraiment se retirer, même quelques semaines, sur son Aventin ? "L'ascèse du candidat ? Il n'en a pas le tempérament. Il n'y arrivera pas", assure Manuel Aeschliman. "L'approche d'un tel rendez-vous s'accommode mal d'une période de retrait", a tranché pour l'heure Sarkozy. Il laisse son équipe préparer arguments et ripostes contre tous les adversaires possibles. Lui, feint de n'y pas penser : "Je ne regarde pas sur les côtés. Je cours dans mon couloir."

Raphaëlle Bacqué et Philippe Ridet

Article paru dans l'édition du 20.06.06

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Voilà une tendance de l'Ancien Régime qui n'avait pas disparu, qui avait une seconde jeunesse avec le Gaullisme... Et qui ne semble pas prêt de disparaître.

On est mal.

Autres titres possibles :

La révolution silencieuse, le coup d'Etat silencieux, Le Realpolitik d'une démocratie traditionnelle.

Ou.. La firme.

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koukourouznik

Mittérand avait aussi la sienne. Le problème c'est que Sarko n'est pas (encore) président... Je me demande si il y a des spectateurs pour le regarder se restaurer : whist

Modifié par koukourouznik
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koukourouznik

Voilà un très bon article portant sur la fin d'un règne. J'ai vu il y a peu le promeneur du champs de mars et les parralèles sont très intérèssants. C'est marrant de voir comment le Pouvoir s'éteind... Quand on doit être névrosé comme Chirac, comme toutes les personnes voulant devenir quelqu'un, et laisser quelque chose après leur passage, cela doit être terrible que l'on a laissé le temps passer sans rien faire, et pire en subissant les événements sans avoir de prise sur eux...

Chirac l'absent

LE MONDE | 23.06.06 | 15h47 • Mis à jour le 23.06.06 | 15h47

Une glace sans tain. Derrière, Claude Chirac, effondrée. Ce qu'elle entend et ce qu'elle voit la rend malade. De l'autre côté du miroir, un panel de Français, une dizaine de personnes qui s'expriment, selon les techniques sophistiquées du sondage qualitatif, sur Jacques Chirac. Il y aura cinq séances, à Paris et en province, durant les mois de mars et d'avril. Aussi épouvantables les unes que les autres. La fille du président n'en est pas à sa première expérience de ce type, toujours rude. Elle a même fait un certain nombre de "qualis", en onze années d'Elysée. Mais, cette fois, les critiques dépassent en dureté tout ce qu'elle a pu entendre. Les yeux dans les yeux, elle fait jurer à la petite équipe qui travaille sur cette enquête de garder le secret.

Tous ceux qui ont approché le président ces derniers mois en ont gardé la même impression : celle d'un homme vieilli, usé, fatigué, comme l'avait pronostiqué pendant la camapgne présidentielle de 2002 un certain Lionel Jospin. Ses joues se sont creusées. Et, lorsque les circonstances l'ennuient, il ne parvient plus à faire semblant. Les Français derrière la vitre l'ont bien senti. Claude Chirac a changé d'institut de sondage, préférant désormais la Sofres à Ipsos - sous prétexte que ce dernier travaille pour Nicolas Sarkozy. Cela ne change rien aux résultats, désastreux. Le plus étonnant est qu'elle continue à payer ce genre d'études. Quoi qu'il en soit, c'est pour entendre que rien ne surnage dans le bilan présidentiel. "A droite et à gauche, c'est pareil, les gens ne se souviennent de rien", murmure un collaborateur, déprimé. Le chef de l'Etat est considéré comme un homme de pouvoir, mais qui a investi la fonction, pas l'action. "Cela sonne creux", "c'est l'inaction", tels sont les commentaires les moins critiques, y compris à droite. Ce qui joue, dans cette dégringolade, n'est pas tant le port des lunettes, très remarqué et spontanément cité comme un signe de vieillissement normal, ni l'accident vasculaire cérébral qui a frappé le chef de l'Etat le 2 septembre 2005 : c'est l'absence. "Il est là, mais il n'est pas là", voilà ce que pensent ces Français désabusés, déçus par les réactions du président, surtout après la crise du contrat première embauche.

Pourtant, note un des sondeurs, qui tient à garder l'anonymat, "il y a une forte attente qu'il parle, qu'il prenne des décisions. Mais les gens pensent que rien ne vient". Un homme absent, en somme, qui a déserté la scène. Et qui laisse les deux rivaux, Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin, s'entre-déchirer. "C'est une perception qui va vers la royauté, vers Elizabeth II, la représentation sans l'action. Les gens de droite préfèrent ... Ségolène (Royal) ! Ils aiment sa rigidité, son côté défense de la famille", note aussi ce sondeur.

Même le rôle international, auquel Jacques Chirac tient tant, ne convainc pas. On le considère au mieux comme un super VRP qui vend bien les fleurons français ou européens à l'étranger. Mais ce bonus commercial ne compense pas l'avantage attribué post mortem à François Mitterrand, "considéré comme un fin diplomate et surtout plus sincèrement européen", explique un des politologues consultés par Claude Chirac. Le président, qui a introduit la charte de l'environnement dans la Constitution de 1958, fait également un flop comme premier écologiste de France. C'est un domaine hors politique, pour les personnes de droite ou de gauche interrogées.

De ce désintérêt, la fille du président, championne de la promotion des questions environnementales à l'Elysée, est particulièrement mortifiée. Les Français sondés n'ont d'indulgence que pour les "affaires". Ils ne pensent pas que le président peut finir devant un juge, une fois son mandat terminé, et ils ne le souhaitent pas. Mais au jeu classique du portrait chinois, ou de la "basse-cour", dans lequel il faut attribuer un animal aux politiques, certains répondent : "Chirac c'est le vautour. Il se cache pour mourir."

Jacques Chirac a encaissé en un an le non au référendum, la perte des Jeux olympiques de 2012, un 14-Juillet pathétique, l'accident cérébral, la crise des banlieues, celle du CPE, l'affaire Clearstream, la guerre au sein du gouvernement, la rébellion de la majorité et le scandale lié à l'amnistie de Guy Drut. Pour en avoir observé plusieurs, il sait combien une fin de règne peut être difficile. Mais à ce point... Pour l'épargner, son petit cercle rapproché ne lui a pas communiqué tous les résultats du fameux panel de Claude. "Ils ne l'ont pas dit à Chirac, ils n'osent pas. C'est trop dur", avoue un conseiller dans la confidence. Le pire, pour ce président, est sans doute de se voir reprocher l'absence. Ou devrait-on dire les absences ? Car chacun a constaté que, souvent, il semble ailleurs.

Le 9 mars, à Cannes, chez Alcatel, une usine de haute technologie liée à l'espace, il visite avec quelques ingénieurs une partie confidentielle du site, sans la presse. Ses hôtes sont stupéfaits : le président est vraiment ailleurs. Le 19 mai, il reçoit les membres du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), ceux-ci sont tout aussi étonnés : "Même pour nous dire bonjour, il regardait ses fiches", raconte l'un d'eux.

Au Brésil, le 25 mai, les journalistes font le même constat. Lors d'un point de presse, le président oublie les noms, les dates, les mots usuels. Il est le premier, rappelle-t-il à juste titre, à avoir invité le président brésilien Lula à un G8. Mais où était-ce déjà ? "A Evian", lui souffle-t-on. Certes, mais en quelle année ? Le conseiller : "En 2003." Jacques Chirac raconte aussi que pour préparer le prochain G8 en juillet, à Saint-Pétersbourg, il a appelé le président russe, Vladimir Poutine. Il ne sait plus quand : "La semaine dernière, mais vous l'avez appelé plusieurs fois", lui rappelle l'un des deux collaborateurs qui l'entourent, tandis que l'autre lui suggère discrètement, en lui passant un petit papier, d'évoquer ses "points communs avec Lula".

Le chef de l'Etat évoque aussi un Livre vert de la commission européenne sur l'énergie, qui a permis "de signer, comment ça s'appelle ? un accord", dit-il. Mais quand ? "Début janvier", souffle encore un conseiller.

Le décalage horaire, certes. L'âge - 73 ans -, aussi. Et sans doute la désagréable impression que, quoi qu'il fasse, il sera critiqué. Une lassitude enfin, qui lui dicte de concentrer ses efforts sur ce qui lui paraît vraiment important. Alors, les journalistes... Pourtant, aux questions qui l'intéressent, il répond sans hésiter. Lors du conseil européen de décembre 2005, à Bruxelles, il a tenu le marathon budgétaire toute la nuit et donné une conférence de presse à 5 heures du matin.

Tout fier, il a téléphoné à l'un de ses confidents, le président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, pour lui raconter son exploit. Et si Bernadette, telle une parente intrusive, le conjure de ralentir le rythme, il met les bouchées doubles : une vie de fou, avec un agenda surchargé, de cérémonies désuètes en déplacements épuisants. Pour quel résultat ?

A Cernay, en Alsace, le 20 mai, il serre des mains pendant une demi-heure, nu-tête sous une pluie glacée, avant d'assister à un banquet de 450 personnes, où il serrera, encore, la main de tous les convives. Dans le petit discours d'hommage qu'il adresse au maire du bourg, Michel Sordi, "un homme respecté ici et à l'Assemblée nationale", il vante les qualités de ce dernier comme chef d'entreprise et laisse percer son amertume. "On se prend parfois à rêver", dit-il, devant les capacités de cette petite ville à "créer de l'emploi là où il y en a besoin". Une heure auparavant, il a inauguré un pont reliant la commune de Fessenheim à celle de Hartheim, en RFA. Face au président de la République, les Allemands avaient dépêché un simple ministre régional du Bade-Wurtemberg.

Sa lassitude, ses trous de mémoire s'expliquent. Mais il serait poli de ne pas en parler. Même lorsque le président doit s'isoler avec son médecin, comme lors du dernier match amical de l'équipe de France contre la Chine avant le Mondial où on l'a vu s'éclipser à la mi-temps. Ses collaborateurs refusent d'aborder le sujet : "Vous attachez beaucoup trop d'importance au physique !", lancent-ils, si d'aventure on ose tout de même parler de la forme du président.

"L'essentiel, protestent-ils, c'est que les réflexes soient bons et sains en situation de crise." Ils citent la situation en Iran, par exemple, et le bras de fer que ce pays veut imposer sur le nucléaire. "Croyez-vous que les propositions de dialogue de Condoleezza Rice auraient été possibles si Chirac n'avait pas passé des heures au téléphone avec Bush ?", demande un diplomate.

Il en va, selon lui, de même pour l'Afrique. Si les Etats-Unis ont doublé leur aide au développement et accru leur apport financier à la lutte contre le sida, c'est aux conversations privées entre les deux présidents qu'il faut l'attribuer, assure-t-on. Bush junior n'a, de fait, pas toujours dédaigné les avis du président français.

Ne déclarait-il pas, en février 2005, avant un dîner commun à Bruxelles : "Il a de bons conseils à me donner et je me réjouis de la possibilité de l'écouter encore une fois" ? Pourquoi alors, celui-ci a-t-il tant de mal à se faire entendre dans son propre pays ? Sans doute parce qu'il ne lui parle pas vraiment. En quatre ans, une seule conférence de presse, une seule interview à la presse écrite - et encore, sur l'Irak -, des points de presse off très rares. Distribuant, en mai, le texte d'une interview que le président accordait à un journal étranger, l'une de ses collaboratrices a eu ce mot lucide et charmant : "Il ne fait pas assez de visites d'Etat en France." Son diagnostic sur les effets de la mondialisation est souvent juste, mais son message est devenu inaudible.

Il est l'un des rares à avoir compris les tensions engendrées par la pauvreté, par l'écart croissant entre riches et pauvres, par l'affrontement, qu'il veut éviter à tout prix, entre musulmans et chrétiens. Peut-être est-il l'un des seuls dans son camp qui ait une vision claire du désastre auquel court un monde uniquement régi par les intérêts du capitalisme financier. S'intéresse-t-il encore vraiment à la politique intérieure, qui se jouera vraisemblablement sans lui après 2007 ? Son vieil ami Pierre Mazeaud le lui répète : "Le jour où tu annonceras que tu as fait ce que tu pouvais pour les Français et que tu laisses la place à d'autres, tu prendras 30 points."

Ses conseillers, eux, veulent encore faire croire qu'il peut se représenter. "Il décidera à la fin de l'année et il le fera savoir", disent-ils. En attendant, le président laisse dire que son premier ministre, Dominique de Villepin, a pris l'ascendant sur lui. Puis il donne tous les signes d'une réconciliation avec Nicolas Sarkozy, avant de rétropédaler. En politique, il n'y a guère que le règlement de comptes avec l'UDF qui semble l'animer. Jacques Chirac n'a toujours pas digéré que onze députés de l'UDF aient voté la motion de censure, le 16 mai, à l'Assemblée nationale, François Bayrou en tête, qui l'insupporte.

Dans l'avion présidentiel qui vole vers l'Amérique latine, la conversation avec les ministres va bon train. "Il va y avoir onze députés UDF au tapis aux législatives de l'année prochaine ; on mettra les meilleurs candidats contre eux", menace l'un. "Ils ne seront même pas vingt en 2007 et ne pourront pas constituer un groupe", prédit un autre. Encore faudrait-il que la droite cesse de se déchirer et gagne la présidentielle. Chaude ambiance...

Triste fin de mandat surtout. Combien sont déjà partis, abandonnant le navire ? On ne quitte pourtant pas les Chirac, père, mère et fille, comme cela. L'un des conseillers pour la presse, qui s'apprêtait à rejoindre l'Institut français de Barcelone, a dû renoncer à son projet, pour cause de restructuration diplomatique avec le consulat. Il attendra. Evidemment, on se presse encore, dans les salons de l'Elysée, pour recevoir une décoration, une prébende, une charge, pour flatter le monarque, tout en le démolissant en coulisses. Car la vie de cour ne porte pas au courage. Et lui, bon prince, accorde ces rubans qui font si plaisir. Il a juste raccourci les compliments, qui sont écrits très gros. On vient encore voir ce fauve de la politique qui a eu tant de tours dans son sac. Et qui a désormais perdu toutes ses illusions sur la nature humaine. A l'un de ceux qui le remerciaient pour une médaille, il a récemment glissé : "Si elles étaient toutes aussi méritées..."

Regardant d'un oeil neuf ce décor suranné, Esther Mujawayo, écrivaine rwandaise, invitée le 15 mars à l'Elysée en compagnie d'auteurs francophones, raconte : "Les lustres peuvent couler, l'eau monter jusqu'au plafond, on croit que c'est éternel. On se bat et on tue pour gagner cette place." Rescapée du génocide, où la quasi-totalité de sa famille a péri, cette femme aux allures de statue songe qu'avant la tragédie elle aurait été "contente de serrer la main d'un président". Puis elle laisse planer son regard sur la salle des fêtes et dit : "Finalement, quelle vanité !"

Béatrice Gurrey

Article paru dans l'édition du 24.06.06

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