koukourouznik Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 Le Monde propose chaque jour un article très intéressant sur des DOM et des TOM. On est souvent très loin des plages et des hotels pour "métropolitains"... Dans tous les cas, la République ne s'arrête pas aux limites hexagonales... Mayotte : Français de papier LE MONDE | 17.08.06 | 16h53 • Mis à jour le 17.08.06 | 16h53 Les bidonvilles de Mayotte dorment mal. Une nuit de clandestin ne peut être sereine. Elle est peuplée de rêves contrariés, de terres que l'on voit mais qu'on ne peut atteindre. A Cavani, le réveil s'effectue à 3 heures. Les yeux embués, hommes et femmes quittent alors leur taudis et se dispersent dans la forêt, sur les hauteurs. La police encercle le quartier avant le lever du jour et mieux vaut avoir quitté la nasse avant qu'elle ne se referme. A Cavani, seuls les enfants ont leur compte de sommeil. "On les laisse couchés, les policiers ne les prennent pas." Les forces de l'ordre interviennent généralement à 6 heures. Elles grimpent au pas de course les ruelles pentues au milieu desquelles s'écoulent les eaux usées, investissent les baraques de tôle et de bois insalubres, sans eau ni électricité, poussent jusque dans la forêt. Il y a trois jours, lors de leur dernier passage, elles ont ainsi embarqué sans ménagement un homme qui s'était caché derrière un bananier. Les policiers repartent rarement bredouilles : dans ce quartier misérable s'entassent plusieurs centaines d'exilés venus de l'île d'Anjouan, presque tous en situation illégale. A 7 heures, l'alerte passée, les habitants redescendent et se répandent dans la ville ou dans les champs, à la recherche d'un travail. Abdou, 32 ans, est vendeur à la sauvette sur la jetée de Mamoudzou. "J'emprunte de l'argent pour acheter des articles et j'essaye de les revendre avec un petit bénéfice." Ils sont des dizaines à proposer bimbeloterie en plastique, lunettes de star ou parfums frelatés. Hélas, la jetée n'est pas plus sûre. Les descentes sont fréquentes, provoquant chaque fois une envolée stressée vers la mangrove. "Une seule solution, courir, avec le risque de perdre la marchandise." La veille, un ami n'a pas couru assez vite. Depuis quelque temps, Abdou ne peut plus aller travailler. Il doit s'occuper de ses trois enfants, âgés de 1 an à 5 ans. Sa femme a été expulsée. Elle a tenté de revenir en kwassa-kwassa, ces barques où l'on s'entasse à vingt jusqu'à raser les flots et parfois couler. Elle a été rattrapée en mer et reconduite une nouvelle fois à Anjouan. Dès qu'elle retrouvera un peu d'argent, elle réessayera. En attendant, Abdou doit acheter du lait pour son plus jeune enfant, brutalement sevré des seins maternels. Le nourrisson est malade, une vilaine toux, mais plus question de se rendre au dispensaire : les policiers qui, il y a un an encore, respectaient ce sanctuaire, y mènent des contrôles réguliers. De toute façon, les clandestins doivent désormais payer les soins, et le père n'a plus d'argent, que des dettes. "Alors je lui mets de l'eau sur la tête en espérant que cela fasse baisser la fièvre." "Même un chien n'a pas cette vie", se lamente Abdou. En 1999, il avait bravé l'océan Indien entre Anjouan et Mayotte, 80 kilomètres sous les étoiles. "J'étais venu chercher un avenir meilleur." Aujourd'hui, il est dans l'impasse, presque vaincu. D'abord craintifs, un voisin puis un autre viennent se joindre à la discussion. Ils sont bientôt une vingtaine, hommes, femmes, adolescents, à vouloir livrer leur témoignage. La cacophonie devient chant à l'unisson d'une commune misère. Zali, 40 ans, a été expulsée sans ses sept enfants et est revenue dix jours plus tard les retrouver, au risque de sa vie. Baraka, 17 ans, qui tient à la main une tour Eiffel en porte-clés, raconte le harcèlement sexuel d'un formateur qui lui a finalement refusé son diplôme. Ahmed Saïd, 17 ans, est fatigué d'être traité de "sale Anjouanais" à longueur de journée. La veille au soir, à Kaweni, autre lieu d'échouage des clandestins à Mayotte, cela avait été le même lamento à la lueur blafarde d'une bougie. Une demi-douzaine d'hommes, âgés de 27 à 32 ans, qui ouvrier agricole, qui manoeuvre, qui carreleur, qui tailleur, avaient raconté leur vie, ou plutôt sa parodie. Leur rêve de France s'était faisandé entre quatre planches pourries. Abdoullah, les cheveux blancs à 33 ans, en voulait à ce pays qui leur imposait tant de vexations : "Quand tu laisses quelqu'un souffrir sans rien faire, c'est que tu n'es pas bon." Youssouf, 27 ans, en voulait aux Mahorais : "Ils se disent nos frères et nous traitent comme leurs esclaves." Mohammed, 33 ans, en voulait aux gouvernants comoriens : "Eux, ils ont la double nationalité. Ils viennent ici quand ils le souhaitent, investissent dans des terrains, des maisons qu'ils se payent avec l'argent qu'ils ont volé." Ils en voulaient à tout le monde, sauf à Dieu, de leur échec et de la fatalité d'être pauvre. DURCISSEMENT Les clandestins expliquent que la traque s'est terriblement durcie depuis un an. La politique d'immigration est un thème électoral majeur, à Mayotte plus encore qu'à Paris.C'est à qui montrera le plus de fermeté. Ici, pas ou peu de débat, de cas de conscience, de détresses exposées, comme en métropole. La population approuve dans son immense majorité le durcissement dans l'application de la loi. Pour le gouvernement, l'île est le lieu idéal pour faire du chiffre. Sur un territoire de seulement 360 kilomètres carrés, ils seraient 55 000 clandestins, pour 160 000 habitants officiels. Le ministère de l'intérieur a demandé 12 000 expulsions pour 2006. Le centre de rétention administrative, à Dzaoudzi, déborde. Les malades, les femmes enceintes, celles dont les enfants sont scolarisés, les personnes âgées sont relâchés. Les autres sont expulsés. Dans les camionnettes qui font constamment la navette vers l'aéroport s'entassent, debout, des hommes et des femmes au regard résigné. Tant pis si "chacun sait que le robinet est aux Comores, pas à Mayotte", comme l'explique l'avocat Thani Mohamed, 34 ans, qui connaît bien le dossier pour être régulièrement commis d'office dans des procès de passeurs. Le lieutenant-colonel Patrick Guillemot, commandant de la gendarmerie, ne disait pas autre chose dans un entretien à Mayotte-Hebdo, le 16 juin : "Rien ne dissuadera complètement des gens qui meurent de faim chez eux de sauver leur vie. (...) Nous mettons tout en oeuvre pour conduire au mieux notre mission, mais inévitablement, un autre travail devra être réalisé depuis leur pays d'origine." Tant pis si ceux-là mêmes, Mahorais ou "Mzoungous" (Blancs), qui se plaignent de la délinquance et de la concurrence déloyale, exploitent les clandestins chez eux pour 100 ou 200 euros mensuels. Il en coûte 800 euros pour faire construire sa maison par des Anjouanais, moins si, une fois le travail effectué, on les dénonce à la police. Dans ce contexte hostile, les clandestins ont de la France une vision contradictoire. Tous pestent contre un pays qui leur "ferme ses portes", tous rêvent de rentrer au pays. Beaucoup ont été expulsés au moins une fois. Pourtant ils reviennent, otages de la misère d'un pays qui compte parmi les plus déshérités de la planète. Ballottés par l'existence, ils sont comme drossés vers Mayotte et sa relative opulence. Avoir une chance sur mille de réussir, ce n'est qu'un espoir statistique mais un espoir quand même. Si Dieu le veut. La bénédiction divine a la forme concrète d'une carte plastifiée bleutée que Galela Mardjane, 40 ans, serre précieusement au creux de la main : son titre de séjour. "Ici, elle décide si vous êtes considéré comme un animal ou un être humain. Avec elle, je peux marcher la tête haute dans la rue, croiser un policier sans avoir le coeur qui bat." Du moins jusqu'au 26 mars 2007, date de son renouvellement. Entré en 1994 avec un visa de tourisme, Galela Mardjane a obtenu le sésame deux ans plus tard grâce à l'entregent de son employeur. Avec son document estampillé par la République, il peut travailler, pour 608 euros mensuels, le salaire minimum à Mayotte - presque moitié moins que le smic métropolitain. Il peut se soigner, bénéficier de la protection sociale. Il peut songer à faire venir légalement sa femme, institutrice à Anjouan, qui gagne 55 euros par mois. Il peut espérer encore mieux : "A mes prochains congés, je vais faire une demande de naturalisation pour moi et mes enfants. J'aimerais tant que nous puissions devenir français." En avoir ou pas. La vie des clandestins se résume donc à cette quête des papiers. C'est pour eux que, chaque jour, des dizaines d'hommes et de femmes patientent devant les bureaux de la préfecture, tenant sous le bras le dossier dont dépend leur sort. Mais comment faire entrer dans des cases à cocher autant de destins différents ? Les textes réglementaires nationaux ne sont pas acclimatés à ces tropiques. Au risque de s'en remettre à des décisions arbitraires de l'administration, à un tampon "avis favorable" qui tombe ou reste en l'air. Au risque également de faire appel au marché noir : les faux papiers se négocient entre 3 000 et 5 000 euros, un passeport volé entre 1 500 et 2 000 euros. Les mariages arrangés, les filiations fictives ont également cours. TOURBILLON NATIONALISTE Pêle-mêle de populations multiples, l'archipel des Comores est un trou noir où se perdraient le code de la nationalité et les lois migratoires les plus aboutis. Son histoire est un embrouillamini. Les quatre îles, Grande Comore, Mohéli, Anjouan et Mayotte nourrissaient des rivalités ancestrales dont la France sut habilement tirer parti au XIXe siècle pour les annexer l'une après l'autre. Les brassages millénaires se poursuivirent sous tutelle française. Le 22 décembre 1974, un référendum d'autodétermination était organisé dans l'archipel. Mohéli, Anjouan et la Grande Comore y répondaient favorablement à 95 %. Mayotte, qui craignait de redevenir le souffre-douleur de ses soeurs, décidait à 60 % de rester française. En février 1976, par une nouvelle consultation, non reconnue par l'ONU, l'île confirmait massivement sa décision. Paris lui conférait alors un statut particulier de collectivité territoriale. Ce tourbillon nationaliste est resté longtemps sans grande incidence sur l'ordinaire des populations. Les Comoriens reçurent un passeport, les Mahorais un autre. Nombre d'habitants négligèrent d'ailleurs d'en demander un. Qu'en avaient-ils besoin ? Ils ne pensèrent pas plus à déclarer leurs enfants à l'administration en ces temps d'avant les allocations familiales. Le cadi (juge religieux) était prévenu, c'était l'essentiel. On était avant tout de bons musulmans. La France accordait encore avec largesse des visas et tamponnait sans sourciller les passeports des familles qui se rendaient visite d'un bord à l'autre. Mais insensiblement, les niveaux de vie, comparables en 1975, ont commencé à diverger. Mayotte s'est gavée de la provende métropolitaine. Les fonctionnaires en poste l'ont artificiellement enrichie avec leur prime de vie chère. L'entité indépendante périclitait en revanche, minée par une instabilité politique à laquelle la France n'était pas totalement étrangère. Petit à petit, les échanges commerciaux dans l'archipel se déséquilibraient et plus encore les transferts humains. En 1993, le gouvernement Balladur décidait des restrictions migratoires. D'autres devaient suivre. "SÉNATEURS" Dans les faubourgs de Mamoudzou, vautrés sur deux planches et un bout de muret, les "sénateurs" n'ont qu'une connaissance approximative de ce passé. Ils préfèrent draguer les jeunes filles qui passent, avec l'agressivité de qui sait n'avoir aucune chance. La bande de garçons traîne son désoeuvrement, tuant les heures en bavardages et forfanteries. Un jour, quelqu'un a comparé leur cénacle au Sénat. Ça leur a plu. La seule chose qui puisse les déloger de leur hémicycle est l'apparition en bas de la rue d'une voiture de police. Une moitié d'entre eux s'égaillent aussitôt dans la nature. Ounroubani, 26 ans, fait partie de ceux qui préfèrent prendre leurs distances. Ce clandestin anjouanais est arrivé à l'âge de 18 ans. Il a déjà été arrêté deux fois. La première, il a été relâché, la seconde, en 2003, il a été expulsé. Il a repayé le kwassa-kwassa un mois après et repris son petit atelier illégal de mécanique. La géopolitique a fait le malheur d'Ounroubani. Sa mère aussi. En 1975, elle vivait à Mayotte, y avait eu deux enfants qui sont aujourd'hui de nationalité française. Puis elle est partie refaire sa vie à Anjouan, a mis au monde sept autres enfants qui sont devenus comoriens. "Ma mère ne savait pas que son choix aurait autant d'importance." Tous les enfants vivent aujourd'hui sur le territoire national, avec des fortunes diverses. Les deux Français sont partis en métropole, une soeur s'est mariée à un Blanc et a décroché à son tour la nationalité française, un frère a obtenu une carte de séjour. Les cinq autres garçons sont illégaux. "La famille est aujourd'hui divisée en deux : ceux qui ont des papiers ont la belle vie, les autres sont dans la galère." Les autres "sénateurs" racontent leur parcours, chaque fois atypique. Fayadhui, 24 ans, est né à Mayotte mais n'a pas la nationalité française. Saïd, 24 ans, a une mère française mais est né à Madagascar. Nasser, 29 ans, a plus de chance : après deux ans de démarches et un recours devant le tribunal administratif, il a obtenu son titre de séjour en 2002. Il lui permet de travailler et de préparer en même temps une capacité en gestion. Il vient de faire une demande de naturalisation pour lui et son enfant de 2 ans et demi. "C'est accepté, se réjouit-il. Etre français, ce serait énorme. Ma vie changerait." Le titre de séjour n'est valable qu'à Mayotte. "Avec un passeport, je pourrais tenter ma chance en métropole. J'ai tant de projets." Les autres, les perdants, s'accrochent encore au rêve que leurs enfants réussiront là où ils ont échoué. Mais même cette réussite par procuration n'est plus acquise. L'Education nationale est submergée par l'explosion démographique de l'île. Les enfants de sans-papiers remplissent jusqu'aux deux tiers certaines classes et les parents mahorais se plaignent, parfois violemment. Une sélection s'opère sans le dire. Des directeurs débordés refusent des inscriptions de clandestins ou les assortissent de la présentation d'un justificatif de domicile, ce qui revient au même. Depuis quelque temps apparaissent des bandes d'enfants déscolarisés, livrés à eux-mêmes. Leurs parents les ont abandonnés, ont été expulsés ou sont morts noyés en tentant de revenir en kwassa-kwassa. "IMPASSES" Mêmes les études peuvent déboucher sur une impasse. Zoubert, 21 ans, vient d'obtenir son baccalauréat. Bel exploit pour ce garçon débarqué à 15 ans de Mohéli en baragouinant tout juste le français. Deux fois, il a été pris et conduit au centre de rétention administrative, menottes aux poignets. Deux fois, on l'a relâché. "J'ai expliqué ma situation. Le policier m'a regardé et m'a dit : "Tu peux partir."" Le jour du bac, Zoubert a présenté en tremblant son passeport comorien. L'examinateur n'a rien dit. Le jeune homme a entrepris des démarches de régularisation depuis 2001. "On m'a dit de repasser le mois prochain. Ce sera pour repasser le mois d'après, je le sais." En attendant, il ne peut guère poursuivre son cursus. Mayotte dispose de très peu de filières d'enseignement supérieur. Il faut se rendre à la Réunion ou en métropole. Et donc avoir des papiers en règle. "Ma situation est juste et injuste. Juste parce que je suis entré illégalement. Injuste parce qu'on m'a laissé commencer mes études et qu'on m'arrête en route." Assiati, 22 ans, connaît la même incertitude. Elle a passé son brevet avec un extrait de naissance légalisé et son bac avec un récépissé de demande de naturalisation. Sa situation administrative confine à l'absurde. Assiati est née à Anjouan de parents malgaches. Quand elle avait sept mois, son père et sa mère se sont installés légalement à Mayotte. Ils ont obtenu la nationalité française en 2002. Ses trois frères et sa soeur, nés dans l'île, sont français. Mais Assiati est toujours considérée comme comorienne. A la rentrée, ses copines vont partir dans des universités de métropole. "Moi, je suis prisonnière ici." Elle aimerait partir "pour se changer les idées, pour voir autre chose". Son avenir dépendra du fonctionnaire qui examinera sa demande de naturalisation. Mais les clandestins ne sont pas les seuls à s'exiler. Combo Abdallah, 30 ans, prépare un doctorat en sociologie à Bordeaux-II sur la migration des Mahorais. L'île est touchée par un véritable exode vers la Réunion ou la métropole, où le niveau de vie est très supérieur. Plus de 60 000 habitants auraient quitté leur île ces dernières années. "Certains villages se sont vidés. Les gens vont chercher une vie meilleure. Pourtant, ces Français cumulent en métropole toutes les problématiques des populations immigrées. Ils sont méprisés, cantonnés dans des HLM dont personne ne veut. Ils vivent souvent des minima sociaux. Leurs enfants connaissent l'échec scolaire. Finalement, ils ont le sentiment d'être considérés comme différents, de n'être que des Français de papier." Or la majorité des Mahorais n'aspire qu'à être de plain-pied dans la République. En 2000, ils ont voté massivement pour devenir un département, quitte à gommer une à une les spécificités locales - comme le droit jusque-là reconnu à la polygamie. Le processus doit théoriquement s'achever en 2010 et permettre de rattraper le retard économique et social. Les habitants bénéficieront alors en principe des mêmes droits que dans la métropole. Des juristes tentent de mettre en garde contre cette marche forcée vers le statut commun. "Les désillusions sont probables, en 2010", préviennent-ils. Leurs avertissements sonnent dans le vide, face à l'aspiration à devenir des citoyens à part entière et non plus entièrement à part. A Mayotte, la France rêvée est toujours un peu plus loin. Prochain article : la Polynésie. Benoît Hopquin Article paru dans l'édition du 18.08.06 Guyane : leshussards du Maroni LE MONDE | 16.08.06 | 16h23 • Mis à jour le 16.08.06 | 16h24 Le jour se lève sur la forêt guyanaise, réveillant un à un ses mille verts. Le brouillard matinal s'estompe doucement, laissant des lambeaux de gaze accrochés aux cimes des arbres. Les premiers chants des oiseaux, les premières stridulations des insectes se mêlent aux premiers appels des hommes de Taluen. Ils sont bientôt couverts par le ronronnement d'un moteur de pirogue. La longue embarcation glisse sur le fleuve et vient s'échouer mollement sur la berge. Sur les flancs bleus de l'esquif sont inscrits deux mots : "transport scolaire." En descendent une douzaine d'enfants, le torse cuivré, les pieds nus, vêtus du "kalimbé" rouge - le pagne traditionnel des Amérindiens wayanas. Les cahiers dans une main, le repas dans l'autre, les gamins gravissent la pente qui mène à l'école, laissant leur sillage dans la rosée. D'autres pirogues arrivent, de l'amont et de l'aval, et déchargent leur cargaison juvénile. L'école de Taluen est au centre du village, posée sur une pelouse. L'architecture s'inspire de l'habitat traditionnel. La frontière entre intérieur et extérieur y est imprécise. Les classes sans porte, sans vitre et presque sans mur avalent goulûment le moindre souffle d'air frais. La cour de récréation n'a pour limites que le fleuve aux eaux lourdes d'un côté et la forêt impénétrable de l'autre. En cette fin de saison des pluies, le ciel se déchire régulièrement et libère des cataractes qui s'abattent sur la tôle, rendant la leçon à peine audible. Les cours sont dispensés le matin. L'après-midi, les gamins troquent le "kalimbé" - imposé par le règlement scolaire - pour un short. Ils entament alors d'interminables matches de football ou se rivent à leur Game Boy. Taluen et sa voisine Twenke comptent au total 300 habitants, et 88 élèves sont inscrits à l'école primaire. La population est exclusivement wayana. Seul fait exception un "garimpeiro" (chercheur d'or) brésilien qui s'est retiré là. Il raconte le travail harassant dans les campements d'orpaillage tout proches, les passages à tabac, les tortures même. Des hommes sont morts pour avoir voulu dissimuler une pépite, d'autres au contraire pour s'être trop vantés de leur fortune. L'homme du Mato Grosso se sait à l'abri à Taluen. Les patrons de l'orpaillage ne s'aventurent guère dans les tribus amérindiennes. Ils n'y sont pas bien reçus, accusés de détruire la forêt, de polluer le Maroni avec le mercure et la terre qu'ils tamisent jour et nuit. "L'eau était plus claire il y a quelques années, aujourd'hui, elle est devenue trouble. Les orpailleurs la salissent et le poisson est toujours plus difficile à trouver", constate Touenke Amaï Petit, 60 ans, "gran man" (chef) des Wayanas, dont la maison avance ses pilotis au ras du courant. PÉDAGOGIE ET INTENDANCE Dans le village, vivent aussi quatre instituteurs métropolitains. Trois d'entre eux, Vincent Geffard, 27 ans, le directeur de l'école, Emilie Portal, 27 ans, et Morgane Foret, 25 ans, bavardent sur la véranda, autour d'une bière du Surinam. Ils parlent pédagogie et intendance. Ils discutent d'un projet de bibliothèque et du robinet d'eau potable devant l'école, le seul du village, qui délivre depuis quelques jours un filet turbide. De l'échange scolaire prévu avec les enfants de Loca, en aval, et des cinq litres d'essence, le sang du fleuve, qu'il faudra demander à chaque parent pour affréter la pirogue. Entre deux hamacs, pend un linge qui ne séchera jamais vraiment par 90 % d'humidité dans l'air. Un réfrigérateur, une chaîne hi-fi ou un ordinateur ne résistent pas plus de trois ans à l'étuve. Pour les hommes, c'est variable. Il y a ceux que le pays revigore et ceux que le palu terrasse, ceux que la gentillesse des Indiens subjugue et ceux que la moisissure du temps rebute, ceux qui se trouvent et ceux qui se perdent. Certains postes peuvent rester vacants plusieurs mois, faute de candidat, et il faut parfois abaisser le niveau requis pour les pourvoir. Mais si beaucoup désertent après quelques années, c'est surtout sous le coup du vertige, saisis par la peur de ne plus être capables de faire demi-tour. "J'ai l'impression qu'ici tu restes cinq ans ou toute la vie", résume Vincent. Ils évoquent leur présence d'abord comme une aventure personnelle. "Ici, c'est l'exotisme républicain", plaisante Morgane Foret. Ils veulent apprendre autant qu'enseigner. S'éprouver un peu aussi dans cet environnement particulier. Les villages sont isolés, sans télévision ni radio. La dernière gendarmerie est à Maripasoula, à plusieurs heures de pirogue en aval. Des rapides, les "sauts", rendent la navigation périlleuse, surtout à la saison sèche quand les roches affleurent la surface. Fin juin, une pirogue du rectorat, en visite d'inspection, s'est renversée dans les terribles remous de Poligoulou. Ses dix passagers en ont été quittes pour une immense frayeur. Sur le haut Maroni, le courant électrique est soumis aux aléas du groupe électrogène ou des panneaux solaires. Les cabines de téléphone satellite n'ont pas tenu trois mois sans maintenance. Le courrier peut attendre des semaines, en poste restante, à Maripasoula. Tout voyageur se retrouve très vite facteur, faisant suivre lettres, colis ou messages d'une place à l'autre. "Les gendarmes passent, les médecins passent, le sous-préfet passe", constate Emilie Portal. Eux, les enseignants, restent. "Nous sommes un peu comme les instituteurs de la IIIe République qui débarquaient dans les campagnes", explique Vincent Geffard. A Twenke-Taluen, ces hussards débrouillards figurent la France. Avec peut-être le drapeau tricolore qu'un sous-préfet a naguère offert au chef du village et qui pend tristement délavé à sa hampe. Avec, éventuellement, le dispensaire moussu et sous-équipé, aux étagères chargées de bocaux contenant des serpents lovés dans le formol, où un infirmier règle les urgences avec sa maigre pharmacie. EN TERRE WAYANA La France reste ici une nouveauté, parfois une étrangeté. A Maripasoula, il faut faire viser une autorisation avant d'entrer en pays amérindien, dans ce qui était, jusqu'en 1969, le territoire de l'Inini. Cette immense zone a longtemps dérogé au droit commun. On y respectait les règles ancestrales des six tribus autochtones. Le père de Touenke Amaï Petit a accepté d'abandonner ce statut particulier en échange de promesses de modernité. D'où une relation ambiguë à la Nation résumée par l'actuel "gran man" : "Etre Français permet d'avoir l'école, l'électricité et l'eau potable, c'est bien. Avant il n'y avait rien et les jeunes partaient trouver ailleurs le confort. Mais, ici, c'est la terre wayana." L'immense zone, dont l'intérieur n'est guère investi que par les chasseurs, les orpailleurs et les légionnaires, est bornée à l'ouest par le Surinam, au sud par le Brésil. Mais ce découpage géopolitique est dérisoire, tracé à la serpe dans l'inextricable forêt. Il prétend faire du fleuve, cet axe vital qui a toujours relié les populations, une frontière qui les déchire. Folie administrative ! Les cartes d'identité et les titres de résidents distribués depuis trente ans sont d'abord vus comme des mots de passe permettant de circuler sans tracasserie. "Les gens ne comprennent rien aux papiers", constate Vincent Geffard. Les Wayanas continuent de naviguer, d'habiter, de se marier d'une rive à l'autre. On fait ses courses au Surinam. On se soigne en France. Anapaïke, côté surinamais, est un comptoir où viennent s'approvisionner en essence et en vivres Indiens et orpailleurs. A Antecume Pata, côté français, se trouve le seul dispensaire digne de ce nom sur le haut-Maroni où, le jour de la tournée du médecin, on vient des deux côtés se faire ausculter. Jusqu'aux années 1970, c'était l'inverse. La rive surinamaise était mieux dotée que la rive française. Les Indiens allaient étudier à Anapaïké. Dans les années 1950, des pasteurs américains y avaient ouvert un établissement religieux et enseignaient la Bible traduite en wayana. L'institution a fermé lors de la guerre civile qui a déchiré le pays au milieu des années 1980. "Avec la fin de l'école, le village a commencé à perdre sa population, qui est passée de 700 à 150 habitants", explique Pelenapin Miep-Ipumachi, chef du village d'Anapaïké. Beaucoup d'habitants, ici, ont une carte de résident français et envoient leurs enfants étudier de l'autre côté. Ils finissent par s'y installer. " Face à la pègre des chercheurs d'or, les Indiens se sentent également plus en sécurité côté français. Ici, la police a demandé à n'être dérangée qu'en dernier recours", regrette le "gran man". Encore quelques heures de navigation vers l'amont, tantôt bercé sur un fleuve limoneux large comme un lac, tantôt précipité dans des rapides, et c'est Pilima, le dernier village français sur le fleuve. Avant d'y arriver, il faut franchir un "saut" particulièrement acrobatique. Cette barrière naturelle a poussé l'Education nationale à ouvrir une structure qui ne compte qu'une vingtaine d'élèves, dans ce village de 45 habitants - 110 avec les hameaux alentour. "Il faut mouiller sa chemise pour me trouver", s'amuse Daniel Dutant. L'instituteur n'est pas mécontent de cette douane d'écumes qui le sépare de l'aval et de "la folie des hommes". A 50 ans, il est de ceux qui se sont laissé envoûter par le pays. Après un premier séjour sur le fleuve entre 1985 et 1993, il est retourné en métropole et en est revenu à toutes jambes. Il a fait plusieurs étapes sur le Maroni, le remontant comme un saumon, s'enfonçant chaque fois plus avant dans la forêt, mu par l'obsession "d'être le plus loin du monde dit civilisé". En 1999, il a amarré sa pirogue à Pilima, s'est installé là avec sa femme Isabelle, 38 ans, également institutrice, et leurs trois enfants. "Parfois je me pose des questions sur les raisons qui me poussent à rester, admet-il. Alors, je descends à Maripasoula, je regarde la télévision et je reviens rassuré." Les visiteurs sont rares et le couple, solitaire mais nullement misanthrope, sort volontiers le Nescafé quand il en est un qui se présente. Au village, les deux instituteurs jouent les premiers secours, l'antenne administrative, les scribes. L'anar en cavale s'offusque qu'on fasse de lui une sentinelle de la République, un héritier des "instits" de Jules Ferry. "Les vrais hussards sont dans les banlieues car il faut y rester, là-bas. Moi, je me sens plutôt comme un déserteur." S'il veut bien inculquer le français, le calcul et la lecture à ses élèves, Daniel Dutant refuse d'être le propagateur de la bonne parole civilisatrice. Il a vu avec inquiétude "l'argent déstructurer en dix ans cette société". Chaque début de mois, il regarde navré les habitants descendre à Maripasoula toucher le RMI et les allocations, puis en boire une partie avant de revenir. "L'alcoolisme devient un problème, constate-t-il. Les cas de suicide se multiplient également. C'est une société dans l'entre-deux. Ils veulent avoir accès à un certain monde, c'est normal, mais ils ne doivent pas abandonner le leur." L'instituteur s'est épris des Indiens et pratique leur langue. A la fin de la maternelle, il apprend aux enfants à lire et à écrire en wayana, avant de leur enseigner le français en cours préparatoire. Il n'est pas le premier à avoir ainsi adapté sa formation à la spécificité du lieu et à sa tradition d'oralité. L'Education nationale l'a compris aussi. Elle a formé des Indiens comme médiateurs culturels, qui servent de passerelles entre les deux mondes. Le recteur, Jean-Michel Blanquer, un baroudeur affable venu des études latino-américaines, soutient ces adaptations. Mais il garde en mémoire ce que lui a dit un jour le grand chef Touenke : "Ne cherche pas à apprendre à mes enfants ce que je leur apprendrai mieux que toi. Apprends-leur ce qui leur permettra d'accéder au monde des Blancs." "L'enseignement sur le fleuve appartient à la fois au XIXe et au XXIe siècle, poursuit le recteur. Au XIXe siècle en ce qu'il offre à chacun le droit à l'éducation. Au XXIe siècle en ce qu'il impose que les enfants se sentent respectés dans leurs origines, qu'ils sachent d'où ils viennent et où ils vont." Alors la France a saupoudré ses classes sur le Maroni comme la semeuse de Larousse. Pour combler son retard et suivre l'explosion démographique, l'Education nationale en inaugure chaque année de nouvelles, n'attendant même pas que la peinture soit sèche et les logements de fonction achevés. Près de 3 400 enfants, Amérindiens en amont, Noirs en aval, sont ainsi inscrits sur le fleuve. Une dernière zone grise persiste sur la carte, à Providence, où entre 100 et 300 enfants issus de tribus noires ne sont toujours pas scolarisés. Le terrain de la future école est cependant défriché. DÉRACINEMENT Des voix se sont élevées contre cette lente imprégnation. Celle d'André Cognat fut une des plus tonitruantes. Cet ancien métallo s'est gavé, toute son enfance, de livres de voyage, avant de décider de vivre à son tour l'aventure. En 1961, à 23 ans, il est parti à la rencontre des Amérindiens. C'était encore l'époque de la pagaie, des arcs, de l'herminette. L'espérance de vie ne dépassait pas 40 ans, contre 70 aujourd'hui. "Ils composaient avec les difficultés de leur monde mais au moins ils le connaissaient." L'ouvrier était parti pour un an. Il en est à trente-cinq. Tout ce temps, il a vu la présence française lentement remonter le fleuve. Il a d'abord tenté de s'y opposer, s'est insurgé contre la campagne de francisation des populations. "Il aurait mieux valu créer une entité amérindienne", estime-t-il. Aujourd'hui, il peste contre les enfants qu'on sort de leur village à la fin du primaire et qu'on expédie au collège à Maripasoula, la cité des orpailleurs, dégorgeant de violence et de rhum. Les gamins déracinés succombent à l'alcool dès la sixième. Ils sont hébergés dans des familles d'accueil qui parfois les exploitent. On n'envoie plus les filles, de peur de les voir revenir enceintes. Un collège en pays amérindien est actuellement à l'étude pour éviter cet arrachement. Pour le lycée, il faut aller plus loin encore sur la côte, à Saint-Laurent-du-Maroni, un ailleurs dont on ne revient guère. A 68 ans, André considère "le contact avec le monde occidental comme irréversible". Simplement, il aimerait que "les Indiens aient une parfaite connaissance des deux sociétés et qu'ils fassent leur choix". Les instituteurs ne disent pas autre chose, qui refusent d'être pris pour des bourreurs de crâne. A Cayodé, sur un affluent du Maroni, le Tampok, Jean-Baptiste Colin, 26 ans, estime bien agir. "Nous ne faisons que proposer, estime cet instituteur qui a une formation d'ethnologue. Et puis, il y a cinquante ans, la paysannerie française était différente. Etait-ce mieux, était-ce moins bien ?" Pourquoi l'éducation ne serait-elle pas ici le plus qu'elle est ailleurs ? Opoya Aimawale, 32 ans, a été scolarisé jusqu'en seconde à Saint-Laurent-du-Maroni. A son retour, il s'est rendu compte de tout ce que son peuple était en train de perdre, de "toutes les vies cassées" qui l'entouraient. Il a aussitôt créé une association, Caway, dans le but de promouvoir la culture wayana. Il a relancé l'artisanat et recueilli auprès des anciens les secrets perdus des pigments naturels. Il tente de faire renaître des fêtes traditionnelles. Il milite pour que les Wayanas aient leur propre commune et ne dépendent plus de Maripasoula. "Mais nous, les Indiens, nous manquons encore de gens informés capables de nous défendre efficacement." Employé du parc national de Guyane, il est impliqué dans la lutte contre l'orpaillage sauvage. Il se bat pour préserver le droit de chasse dans le parc, s'insurge contre ces frères qui ne se nourrissent que de conserves. "Depuis une dizaine d'années, il y a eu une course vers la vie moderne, vers l'argent. On a fait un peu n'importe quoi." Véronique Malicoumane, 18 ans, a également saisi les bénéfices mais aussi les limites du monde vers lequel se rue son peuple. La petite-fille du chef Touenke a étudié jusqu'au bac avant de revenir en pays amérindien. Son séjour sur la côte lui a fait perdre tout sentiment d'infériorité. Elle se dit fière de la culture wayana. Aujourd'hui, la jeune femme saute au collet des touristes qui payent les villageois pour les filmer : "Ils se moquent d'eux, les méprisent." Elle regarde également avec suspicion les officiels qui convient son grand-père à Maripasoula, Cayenne et même Paris, se font photographier en sa compagnie, eux en costume-cravate et lui en tenue traditionnelle. Elle n'est pas sans y trouver des relents coloniaux. Son père parle mal le français. Il ne peut toujours pas discerner la condescendance derrière certains propos chaleureux. Véronique, elle, ne la saisit que trop bien. Benoît Hopquin Article paru dans l'édition du 17.08.06 Link to comment
Papalou Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 Merci Koukou pour ces excellents articles. Si tu en as d'autres, n'hésite pas. Link to comment
strangler Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 J'ai rencontré l'année dernière l'ancien préfet de Mayotte (actuellement aux Deux Sèvres). Il a "envoyé du bois" en multipliant les opérations coups de poings, expulsions, arrestations. Mayotte est une position stratégique pour la France, c'est bien pour ça qu'on viole pas mal de traités internationaux (la souveraineté française à Mayotte n'est pas officielle). Mais je ne sais pas si elle rapporte vraiment plus. C'est une situation bien singulière... Mais du coup, étant la porte entre l'Afrique et la France, l'immigration clandestine prend un impact incroyable. Link to comment
leilei Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 Merci Koukou pour ces excellents articles.Si tu en as d'autres, n'hésite pas. Si on pouvait avoir d'abord une p'tite synthèse puis en lien l'article complet ça serait sympa. Oui je sais cela relève de la feignasserie mais je pense que la plupart du temps seuls les initiés lisent les tartines. Le but du jeu est de faire partager et d'interresser tout le monde y compris ceux qui à priori ne sont pas interressés par la chose et fuient devant le long long long article . Alors une petite synthèse accessible à tous et + si affinités. Si possible. Link to comment
Guest Invité Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 Si on pouvait avoir d'abord une p'tite synthèse puis en lien l'article complet ça serait sympa. Oui je sais cela relève de la feignasserie mais je pense que la plupart du temps seuls les initiés lisent les tartines. Le but du jeu est de faire partager et d'interresser tout le monde y compris ceux qui à priori ne sont pas interressés par la chose et fuient devant le long long long article . Alors une petite synthèse accessible à tous et + si affinités. Si possible. Un lien serait mieux, mais au bout de quelques jours, l'article devient archive et sa lecture est payante. Pour la synthèse, je sais bien que la mode est au concis et court mais je n'ai pas fait mienne celle-ci. J'essaierai éventuellement de faire plus concis pour d'autres articles, mais celui-ci mérite d'être lu dans son intégralité. Pour les livres faut faire comment ? Lire le premier chapitre et la fin ? Pour la peine : Guadeloupe : les séquelles de l'esclavage LE MONDE | 15.08.06 | 13h44 • Mis à jour le 16.08.06 | 10h01 Couchée sur l'Atlantique, Marie-Galante rêve. Elle regarde sans vraiment les voir les touristes diaphanes qui débarquent sur le port de Grand-Bourg. Ils ont fait une heure de bateau depuis Pointe-à-Pitre pour se coller à son sable chaud et manger du poisson avec les doigts. Ils effleureront paresseusement cette île puis s'en iront, la peau hâlée, une bouteille de rhum sous le bras. Combien sauront que ce coin de paradis fut un enfer, une prison aux barreaux bleus comme la mer ? Marie-Galante, au recensement de 1790 : 11 500 habitants dont 9 400 esclaves. Difficile de se douter du drame quand il est occulté par les gens eux-mêmes. Une chape a été posée sur deux siècles d'avanies durant lesquels des hommes furent juridiquement ravalés au rang de "biens meubles." Si Marie-Galante somnole, traînasse, c'est peut-être qu'elle s'est trop échinée naguère. Mais elle ne le dira pas, murée dans son secret. Du triste passé ne restent donc que des signes sous-jacents. Cette manière de traverser la vie comme un songe, l'esprit en fuite, héritage d'un temps où il n'y avait rien à espérer de la réalité. Cette conviction dans les destinées occultes, car comment douter de l'existence de forces malignes quand on a été arraché à son continent, jeté à fond de cale et condamné à la servitude héréditaire ? Le malheur n'a finalement pas été éternel. L'esclavage a été aboli en 1848, à l'initiative notamment de Victor . Par une dernière insanité, les propriétaires ont été indemnisés. Les affranchis n'ont reçu, pour solde de tout compte, qu'un nom de famille. Depuis, les archives administratives, les arbres généalogiques butent obstinément sur cette date, comme s'il n'existait pas d'antécédents familiaux. Paradoxalement, victimes et bourreaux se sont accordés sur ce point. L'escroquerie intellectuelle aura couru près d'un siècle et demi. L'HABITATION MURAT " Les Marie-Galantais ont oublié leur histoire. Ils ne veulent toujours pas entendre parler de ce qui s'est passé avant." Pierre Cafournet, 52 ans, enrage de cette amnésie collective. Il se souvient comme d'un bienfaiteur de ce professeur de collège qui avait brisé le tabou et su exciter sa curiosité. L'élève a voulu en savoir plus, sans se douter que ce serait la quête d'une vie. Depuis ses 20 ans, l'autodidacte ne cesse de sonder les entrailles nauséeuses de l'Histoire. Devenu conservateur adjoint de l'habitation Murat, il témoigne aujourd'hui auprès des visiteurs qui s'aventurent dans l'allée ombragée, trompeusement paradisiaque, qui conduit à cette demeure. Surplombant la mer, à la sortie de Grand-Bourg, l'habitation Murat est l'un des derniers témoins à peu près présentables de l'époque esclavagiste dans toute la Guadeloupe. Quelques investisseurs privés, puis le conseil général ont restauré la maison du propriétaire et le moulin, tiré de la végétation quelques murs, la cheminée de l'ancien atelier où était raffiné le sucre. Ont été également reconstituées, à l'arrière, trois cases, répliques des réduits misérables où l'on entassait le "bois d'ébène". Mais, là aussi, il faut combler le vide et plus encore le silence. Pierre Cafournet, depuis vingt ans qu'il fréquente ce lieu, a repeuplé d'ombres son musée, animé les pierres mortes des vies de labeur qu'elles enfermaient. Il les voit, ces fantômes dépenaillés, hommes, femmes, enfants, "pov' neg" trimant du soir au matin, et parfois même la nuit au pic de la récolte. Il raconte les mains qui s'esquintent sur les tiges coupantes comme le rasoir, le moulin qui broie la canne et parfois le bras de celui qui l'enfourne. Il décrit les feux d'enfer qu'on alimente sans cesse sous les immenses bassines où s'extrait le sucre au prix du sang des êtres. " A quarante ans, un homme était bon pour la casse s'il n'était pas devenu invalide avant." Et puis il y a le maître, Dominique Murat, vieillard entouré de ses enfants, de ses chiens et de ses esclaves, piteux despote au soir de sa vie. Venu de Capbreton, le Gascon débarque à Marie-Galante en 1770, à 27 ans. Notaire roué, il profite de la Révolution et de la confiscation des biens nationaux pour s'établir d'abord dans le café. En 1807, à l'époque de l'occupation anglaise, il s'approprie un large domaine sucrier et ses 108 serviteurs. Ce Rastignac des Tropiques se coule sans état d'âme dans le modèle esclavagiste pour faire prospérer une exploitation qui compte bientôt plus de 300 asservis. Fier de sa réussite, il fait construire une demeure cossue de style bordelais, pompeusement baptisée "château". " L'habitation était un monde autonome", explique Pierre Cafournet. Plus petite que les plantations du sud des Etats-Unis, elle vit largement repliée sur elle-même. Son organisation répond à une stricte hiérarchie. En haut, tout en haut, le maître donc, exploitant, insultant, battant, mutilant, coupant les jarrets ou les oreilles des fuyards qu'il rattrape. Si puissant et en même temps si vulnérable, tenaillé par la crainte d'être empoisonné ou victime d'un sort, redoutant les "quimboiseurs", "jan gagé" et autres experts en plantes ou en maléfices. Puis les "esclaves domestiques", employés de maison à sa dévotion, souvent des mulâtres ou des mulâtresses. Au-dessous, les "nègres à talent", ouvriers qualifiés que leur savoir distingue. Tout en bas de l'échelle, les "esclaves de jardin", bêtes de somme employées aux champs ou à l'atelier, dirigées par un "commandeur", petit blanc ou favori noir. Chaque catégorie a sa valeur marchande, dûment répertoriée dans les actes de vente de l'époque. Le paillard Murat engrosse à l'occasion quelques esclaves. Il use de la contrainte mais pas seulement. " Certaines femmes acceptent cette relation avec l'espoir d'offrir un meilleur avenir à leurs enfants", explique Pierre Cafournet. Le maître donnera leur liberté et même son nom à certains de ces métis, comme Modeste Murat, qui deviendra caporal dans l'armée et se mariera avec une Blanche. Pour les esclaves, l'idée d'une "promotion" sociale n'était donc pas exclue, manière perverse de les tenir en laisse. Après leur affranchissement, certains "libres de couleur" n'ont-ils pas acheté à leur tour des esclaves, preuve que l'asservissement était autant dans les têtes que sur les corps ? " L'habitation sucrière est le point de départ de la culture et de l'organisation sociale antillaises. Elle a fondé notre langue créole et le reste de notre identité. Cette période a marqué notre inconscient et façonné notre mentalité", insiste Pierre Cafournet, furieux que les siens s'intéressent si peu encore à cette matrice originelle. " C'est là une forme de pathologie sociale", s'emporte-t-il. "NOS ANCÊTRES LES GAULOIS" On quitte Marie-Galante sur cette saine colère et un dernier coucher de soleil sur les flamboyants de l'habitation Murat. On revient en Guadeloupe, à la recherche de nouveaux indices. L'île comptait, avant la Révolution, 90 000 esclaves sur 100 000 âmes. Elles ont bien dû laisser quelques traces, ces multitudes. Mais, là encore, la grande misère mémorielle est criante. A Petit-Canal, il y a bien les "marches des esclaves". Cet escalier conduisait au marché où, chaque dimanche, l'arrivage tout droit sorti des cales des bateaux était vendu aux propriétaires terriens. A Pointe-à-Pitre se visite également le musée Schoelcher, qui apporte de précieux points de repère. C'est bien peu, malgré tout. L'oubli est presque total après 1848, souhaité par une population obsédée par son avenir et savamment entretenu par le pouvoir colonial. Le gwo-ka, la musique des esclaves, est ainsi interdit jusqu'en 1960. Les instituteurs de "Maman France" font du détournement d'identité à grands coups de "nos ancêtres les Gaulois". Les prêches des communistes et les appels désespérés de quelques écrivains ou historiens sonnent largement dans le vide. Même les inoubliables vers du Martiniquais Aimé Césaire, ces suppliques sur "l'homme-famine, l'homme-insulte, l'homme-torture" ne suffisent pas à secouer cette torpeur. BÉKÉS Les anciens maîtres tournent la page avec désinvolture. "Pour eux, l'esclavage est un fait historique. Ils le ressentent avec recul, n'en éprouvent aucune culpabilité", explique Henri Petitjean-Roget. Descendant d'une famille de "Békés", les grands propriétaires blancs de Martinique, l'homme a rompu avec son milieu et émigré en Guadeloupe il y a vingt-cinq ans. Titulaire d'un doctorat de préhistoire et d'anthropologie, il occupe les fonctions de conservateur en chef des musées départementaux." L'esclavage est de l'ordre de la psychologie en Guadeloupe et de l'ordre de la société civile en Martinique", constate Henri Petitjean-Roget. Les Békés martiniquais ont gardé la mainmise sur l'économie locale et cultivent toujours leur différence, n'acceptant de frayer avec les Noirs que "dans des non-lieux comme la préfecture". Les Blancs-pays guadeloupéens, eux, ont depuis longtemps perdu le pouvoir. En 1794, lorsque la Révolution a aboli une première fois l'esclavage, ceux qui protestaient ont été guillotinés ou forcés de fuir. Ils sont nombreux à ne pas voir le rétablissement de la pratique par Napoléon, en 1802. L'un après l'autre, les propriétaires ont vendu leurs domaines à des banques ou à des consortiums restés en métropole. Les descendants de Dominique Murat abandonnent ainsi la propriété marie-galantaise en 1839, puis disparaissent des archives. "L'équilibre d'une société passe par la conservation des jalons de son histoire, estime Henri Petitjean-Roget. Parler de l'esclavage est absolument nécessaire sans pour autant tomber dans le terrorisme intellectuel." L'érudit sort de sa bibliothèque les livres traitant de l'esclavage. Ils sont surtout anglais ou américains. Ici, on en sait plus sur Sainte-Lucie ou sur la Louisiane que sur la Guadeloupe. Et pourtant, tout vient de là. " La société créole est issue d'un phénomène d'acculturation", explique Henri Petitjean-Roget. De la rencontre violente entre le maître européen et l'esclave africain ne sont pas seulement restés une langue magnifique et le goût du carnaval. Le syndicalisme virulent, parfois outrancier et anti-Blanc de la Guadeloupe est l'héritier direct des révoltes d'esclaves. Nombre de professeurs métropolitains ont également connu des retours précipités pour avoir frappé un élève, réveillant un traumatisme enfoui. HÉRITAGES "Nous avons hérité une sensibilité plus grande à tout ce qui pourrait ressembler à de la discrimination", résume Jacques Adélaïde-Merlande. Cet historien de 73 ans a été l'un des pionniers de la recherche sur l'esclavage. Il a débuté de manière confidentielle au début des années 1960. L'homme se souvient ainsi d'un disque 33-tours sur ce thème qu'il avait enregistré en catimini en 1962. Durant toute sa carrière, il n'a cessé de débusquer les traces de l'héritage. " Le système esclavagiste ne reposait pas seulement sur la violence, mais également sur le conditionnement de l'opprimé pour qu'il accepte son statut. Il en reste quelque chose", explique-t-il. Un de ses jeunes confrères, Frédéric Régent, 37 ans, professeur à l'Université des Antilles et de la Guyane, auteur d'Esclavage, métissage, liberté (Grasset), ne dit pas autre chose. " La période esclavagiste dicte encore nombre de comportements comme notre problème avec la couleur de la peau." Les maîtres et l'administration coloniale avaient imposé une classification complexe de la société selon le degré de noirceur de l'épiderme. Cette segmentation continue de polluer les esprits. En créole, ne dit-on pas "po chapé" (peau sauvée) quand un enfant est métissé clair ? Un nouveau-né "bien sorti" aura la peau plutôt blanche. "De beaux cheveux", ce sont des cheveux lisses et non crépus. Les mariages peuvent encore être dictés par un souci de blanchiment. La couleur de la peau revient de manière obsessionnelle dans la littérature antillaise. "A moi, il m'aurait suffi que d'un peu de beauté ou, à défaut, d'une peau claire, qui chez nous fait le même usage", écrit la Guadeloupéenne Maryse Condé dans Traversée de la mangrove. Ces non-dits, cet aveuglement collectif, Jean-Luc Romana, 45 ans, ne les supporte pas : "Les parents ont cru protéger leurs enfants de la damnation en l'occultant. (...) Mais on ne se libère pas aussi facilement du boulet de l'esclavage. Il en est resté cette sorte d'écho qui nous possède toujours. La seule manière de faire le deuil, c'est au contraire d'accepter notre affiliation à ces ancêtres que nous avons négligés." Pour ces oubliés, Jean-Luc Romana et une poignée d'amis ont créé en 2002 une association baptisée "Lanmou ba yo", (Amour pour eux). Le parcours de ses membres est similaire. Ils ont fréquenté les milieux indépendantistes, puis s'en sont détachés. De politique, leur quête est devenue identitaire. Marie-Louise Danchet, 46 ans, la présidente de Lanmou ba yo, a toujours cherché ses racines. Elle a cru d'abord les trouver en Afrique. Par militantisme, elle s'était installée au Sénégal, d'où partaient les navires négriers. Mais elle a déchanté : "J'étais respectée comme Française mais, comme Guadeloupéenne, j'étais méprisée. Les gens me traitaient de fille d'esclave." De retour dans son île, Marie-Louise a compris que la réponse était ici. Aujourd'hui, elle croit l'avoir trouvée, ramenée à la surface presque métaphoriquement par le vent et la mer, il y a dix ans de cela. UN PRÉCIEUX CIMETIÈRE En 1995 puis en 1996, les cyclones Luis et Marylin labourent les côtes de la Guadeloupe. Ils mettent au jour des ossements humains dans l'anse Sainte-Marguerite, sur la commune du Moule. Les spécialistes accourent. Parmi eux, Thomas Romon, un métropolitain attaché à l'Institut national de recherches archéologiques préventives. Les pelles révèlent quelques sépultures amérindiennes, datant de l'an 1000. Mais d'autres fosses attirent l'attention. "Les corps n'étaient cette fois pas disposés en position foetale, se souvient Thomas Romon. Ils étaient allongés, la tête à l'ouest. Ce cimetière était clairement d'époque coloniale." En dix années de campagne, plus de 300 corps - 200 adultes et 100 enfants - ont été exhumés et stockés au Musée archéologique du Moule. Des sondages et des extrapolations laissent penser qu'un millier de personnes ont été enterrées là, anonymement. L'étude des ossements ne laisse guère de doutes à Thomas Romon : "Nous avons très probablement mis au jour un cimetière d'esclaves." Les dépouilles ont donné de précieuses indications sur les conditions de vie de ceux qui ont été inhumés là. "Les individus ont pour la plupart moins de 30 ans, mais ont les ossements de gens de 60 ans. Ils sont sans doute morts de surexploitation : ils ont tous les marqueurs du stress physique, notamment des problèmes articulaires. Beaucoup souffrent de caries, voire n'ont plus de dents, signe de carences alimentaires. On retrouve également de multiples cas de tuberculose osseuse, ce qui laisse penser que cette maladie était endémique dans la population." Les esclaves étaient baptisés. La découverte de clous, de restes de croix permet d'imaginer que ces individus ont été enterrés religieusement. Des couples semblent avoir été formés. Des enfants ont été rapprochés de ce qui devait être leur mère. Une pipe, un crucifix taillé dans un os de vache ont également été retrouvés, maigres viatiques pour un au-delà forcément meilleur. D'autres ossements d'esclaves ont déjà été mis au jour en Guadeloupe, comme récemment sous la piscine d'un grand hôtel. Mais un tel cimetière est une découverte capitale. "Nous avons là une collection presque de référence", estime Thomas Romon. Il n'existerait que deux sites comparables, l'un à la Barbade, l'autre à New York. Aujourd'hui, Lanmou ba yo aimerait sanctuariser l'endroit. "Il y a là toutes les pièces à conviction du crime", estime Jean-Luc Romana. En 2005, un prêtre a célébré une messe de requiem et consacré le lieu. L'association se bat pour que les pouvoirs publics fassent ici l'espace mémoriel qui manque à l'île. "Il faut que ces deux cent cinquante ans de négation de l'homme soient montrés à tous, sortent au grand jour, insiste Jean-Luc Romana : c'est là qu'est le soubassement tragique de la Guadeloupe." A l'anse Sainte-Marguerite, les morts ne reposent pas en paix. Chaque week-end, les Guadeloupéens viennent ici pique-niquer et camper, face au tablier de l'île de la Désirade. L'anse s'en retrouve jonchée de sacs en plastique, de bouteilles vides et de poubelles dispersées la nuit par les mangoustes. Informée par Marie-Louise Danchet qu'un cimetière se trouve sous ses pieds, une femme s'effraie et rameute ses enfants. "Je ne savais pas, je suis désolée. Qu'est-ce que je peux faire ?", demande-t-elle. "Avoir une pensée pour eux", répond simplement Marie-Louise. Benoît Hopquin Article paru dans l'édition du 16.08.06 Link to comment
koukourouznik Posted August 18, 2006 Author Share Posted August 18, 2006 Au fait c'était moi. Link to comment
leilei Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 (edited) Au fait c'était moi. Non c'est vrai j'aurai pas deviné . Avant de lire un livre je le regarde, je regarde s'il est beau, s'il sent bon, si son papier n'est pas trop blanc, si ce n'est pas écrit trop petit. Ensuite je regarde au dos le petit résumé et là, où j'ai envie d'aller plus loin où je passe à autre chose. Et puis un jour quelqu'un me parle du livre, me dit que j'ai râté quelque chose et le fait avec assez de passion et de conviction que je retourne au livre et je lis le livre Tu es trop Jacobin Monsieur Maïs, seule la Passion et les sentiments d'Amour et d'Affection font apprendre. Edited August 18, 2006 by leilei Link to comment
Guest Invité Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 L'amour de l'écriture et le respect du travail de l'auteur sont de jolis sentiments. Ne pas tronquer un texte me semble rentrer dans ce "sentimentalisme". Même un jacobin peut sortir du périph pour s'intéresser aux "régions", la preuve en est avec ces articles De toute façon l'Amour me sauvera Link to comment
Guest Leilei qui oublie de ce connecte Posted August 18, 2006 Share Posted August 18, 2006 C'est après avoir eu un excés de sentimentalisme sur l'oeuvre des Rougon-Macquart que j'ai sacrifié au rite du résumé. Link to comment
Papalou Posted August 20, 2006 Share Posted August 20, 2006 (edited) Leïleï du Sud-Sud peut bien raler, continue à poster Koukou... Concernant le dernier article, je suis assez d'accord sur le côté un peu outrancier qu'ont certains guadeloupéens envers les métro... Et qui est bien dommage. Mais bon, à force de voir des milliers d'abrutis venir juste pour se préparer un bon mélanome de la peau et faire du 4x4, ils doivent penser que tous les blancs sont comme ça... Edited August 20, 2006 by Papalou Link to comment
koukourouznik Posted August 21, 2006 Author Share Posted August 21, 2006 (edited) Concernant le dernier article, je suis assez d'accord sur le côté un peu outrancier qu'ont certains guadeloupéens envers les métro... Et qui est bien dommage. Mais bon, à force de voir des milliers d'abrutis venir juste pour se préparer un bon mélanome de la peau et faire du 4x4, ils doivent penser que tous les blancs sont comme ça... Je crois que tu as bien résumé la situation. Quand tu vas à la rencontre des gens tu as beaucoup moins de problème. Ce que j'adore sur les plages martiniquaises, c'est de voir des métros devant l'hotel et les antillais de l'autre côté de la plage. Les touristes ont surement peur de se faire voler leur serviette, y a pleins de noirs dans le coin. Sinon pour l'anecdote je me rappel avoir vu une quinzaine de touristes rentrer dans un pitt (là où on fait les combats de coqs) et sortir au bout de 30 secondes à cause du sang... Autant aller à la corida et sortir avant les banderillas et la pique... Où que l'on aille dans le monde, il ne faut pas oublier qu'on est que des invités, et que mettre les pieds sur la table ça ne se fait pas... Parrait que c'est ce que l'on reproche aux allemands dans le sud de notre beau pays : whist Edited August 21, 2006 by koukourouznik Link to comment
koukourouznik Posted August 21, 2006 Author Share Posted August 21, 2006 (edited) Les couleurs de l'Ilet à Cordes LE MONDE | 19.08.06 | 15h47 • Mis à jour le 19.08.06 | 15h50 Au village de l'Ilet à Cordes, deux hommes à la peau de feu et aux yeux d'eau discutent, assis sur une pierre, sans autre mouvement que celui de leurs lèvres. Une vieille femme bistrée console avec des mots cajoleurs un petit blondinet qui pleure. Deux voisins se croisent et se lancent le salut atone de ceux qui se rencontrent dix fois par jour, depuis des générations. La rétine enregistre les scènes comme au ralenti. Une voiture passe et réapparaît aussitôt dans l'autre sens. L'Ilet à Cordes, 470 habitants, est au bout de la route. Une longue chaussée qui monte depuis la côte, tournicote pendant 40 kilomètres et 400 virages jusqu'au bourg de Cilaos, puis sinue encore sur 10 kilomètres à flanc de falaise, sous la menace permanente des éboulis, pour atteindre le village. A 1 000 mètres d'altitude, son plateau aux pentes douces se cabre ensuite en reliefs abrupts. Il faut de bons mollets pour explorer plus avant le cirque de Cilaos et son voisin, le cirque de Mafate. Tous azimuts, le regard se heurte au cercle des montagnes, dont le piton des Neiges, point culminant de la Réunion, à 3 069 mètres. La vue s'échappe vers le bleu de l'océan Indien par une unique faille géologique. Porte ouverte sur le décor grandiose et le pèlerin de passage, France Rivière, 84 ans, feuillette un catalogue de vente par correspondance : "Les habitants ont de la chance aujourd'hui, ils ont tout sous la main." La vieille dame est la mémoire de l'Ilet. Elle est aussi chargée des relevés pluviométriques. En 1949, jeune femme déterminée, elle avait ouvert une bibliothèque de prêt dans le village encore largement marqué par l'illettrisme. Elle transportait sur sa tête les livres depuis Cilaos. Cette dévotion à la littérature lui vaut aujourd'hui d'être chevalier des Arts et des Lettres. France Rivière évoque le "temps lontan", le temps d'avant, quand le village vivait encore en autarcie. On y accédait par des chemins que les habitants arpentaient nu-pieds. Les visiteurs fortunés, qui montaient prendre le frais et les eaux, préféraient la chaise à porteurs. Jusqu'aux années 1960, l'anachronique équipage servait encore aux femmes enceintes. Même le progrès a ahané pour venir jusqu'ici. La piste a été ouverte en 1973 et le bitume posé à la fin des années 1980. "L'eau est arrivée en 1969, la télévision - un unique poste à batterie - la même année, l'électricité à Noël 1979 et le téléphone en 1987", égrène France Rivière. L'isolement a longtemps été la raison d'être du village : la disgrâce venait s'y cacher. Comme la Réunion a servi de refuge aux misères du monde entier, l'Ilet à Cordes a servi de refuge aux misères de la Réunion. Seuls les infortunés que n'encombraient ni bedaine ni balluchon ont pu gravir ses pentes redoutables, montant toujours plus haut à la recherche de terres, jusqu'à se retrouver coincés dans ce cul-de-sac. Les premiers habitants furent, au XVIIIe siècle, des esclaves en fuite, les "marrons". Un jeu de cordes permettait de se hisser jusqu'à cet "îlet" ou hameau, lui attachant son nom. Ces hommes et ces femmes payaient cher leur liberté : la faim et l'impitoyable traque des chasseurs décimaient leurs rangs. Après l'abolition de 1848, d'anciens esclaves sans ressources sont à leur tour venus défricher les champs de lave. Parallèlement, de petits propriétaires ruinés ont fait le même chemin. "Dès le milieu du XVIIIe siècle, la population blanche était déjà largement pauvre. C'est une spécificité réunionnaise qui aura son importance", explique Manuela Lesage, 31 ans. Cette juriste anthropologue étudie depuis deux ans et demi les conflits autour de la terre à l'Ilet à cordes. Les chamailleries autour de quelques arpents sont un point de vue idéal pour jauger cette société agricole de subsistance. Le "colonat", proche du métayage, s'y est pratiqué longtemps : les loueurs reversaient un tiers de la récolte aux propriétaires. Le grand-père de France Rivière a commencé ainsi, à la fin du XIXe siècle. Habitant plus bas dans le cirque, il a semé la lentille et l'oignon pour le profit d'un autre. Puis le père s'est marié en 1912 et a construit sur place une modeste case. "Les temps étaient durs, c'était la grande misère", se souvient France. Les ventres sonnaient souvent creux. COHABITATION POUSSÉS LÀ PAR UNE COMMUNE NÉCESSITÉ, NOIRS ET BLANCS ONT APPRIS À COHABITER. DES RÈGLES SOCIALES COMPLEXES SE SONT ÉTABLIES ENTRE LES ANCIENS MAÎTRES ET LES ANCIENS ESCLAVES. "MADAME RIVIÈRE" EXPLIQUE : "ON SE RENDAIT VISITE, ON S'INVITAIT POUR LES GRANDS ÉVÉNEMENTS, ON FAISAIT LA FÊTE, MAIS ON NE DANSAIT PAS ENSEMBLE. ON SE SERRAIT LA MAIN, MAIS ON NE S'EMBRASSAIT PAS. PETITE, MON PÈRE M'INTERDISAIT DE FAIRE LA BISE À UN HOMME À LA PEAU NOIRE." DANS CET ENTRELACS DE SOLIDARITÉS, DE NON-DITS ET D'INTERDITS, LES MARIAGES MIXTES N'ÉTAIENT ÉVIDEMMENT PAS ACCEPTABLES. MAIS CETTE RÈGLE D'AIRAIN N'A PAS RÉSISTÉ À LA PROMISCUITÉ GÉOGRAPHIQUE ET SOCIALE. "AVEC L'APPAUVRISSEMENT DES COLONS, IL N'Y A PLUS EU DE HIÉRARCHIE ENTRE BLANCS ET NOIRS ET, DU COUP, LA BARRIÈRE DE LA COULEUR N'A PLUS ÉTÉ INFRANCHISSABLE", EXPLIQUE L'ANTHROPOLOGUE JACQUELINE ANDOCHE, 50 ANS, QUI A TRAVAILLÉ SUR LES POPULATIONS DES "HAUTS". GÉRARD RIVIÈRE, LE NEVEU DE FRANCE, CONFIRME EN MONTRANT SON ÉPIDERME BOUCANÉ : "IL Y A BIEN EU DU MÉLANGE QUELQUE PART, JE SUIS LÀ POUR EN TÉMOIGNER." CET HOMME DE 40 ANS SE DÉCRIT COMME "UN BLANC BASANÉ". IL PARLE DE SES "RACINES BRETONNES" ET SE REVENDIQUE ÉGALEMENT "DESCENDANT D'ESCLAVE". SA FEMME EST, ELLE, ISSUE DE L'UNION ENTRE UNE BLANCHE ET UN INDIEN. A CÔTÉ, LEUR FILS S'AMUSE À FAIRE DES TOURS DE MAGIE. SA PEAU INDÉFINISSABLE SEMBLE ELLE-MÊME SORTIE D'UN MIRACULEUX CHAPEAU, CELUI DU MÉTISSAGE. GÉRARD RIVIÈRE EST PARTI UN TEMPS ÉTUDIER ET TRAVAILLER SUR LA CÔTE. "MAIS J'AIMAIS TROP MES MONTAGNES", SOUPIRE-T-IL. Il a repris l'exploitation agricole familiale, s'est lancé dans le maraîchage bio. Il est légitimement fier de son vin. Il a également fondé une association de sauvegarde du patrimoine. Il passe pour une forte tête. "On a toujours considéré les gens d'ici comme des êtres inférieurs, dont il n'y avait pas à prendre l'avis parce qu'ils étaient pauvres. Mais moi, je suis fier que le cirque de Cilaos ait été une terre d'accueil pour les déshérités. Ici, il n'y a pas eu de dominant et de dominé. C'est pour cela que nous avons réussi à vivre en harmonie. Mon père m'a appris à respecter la personne d'en face et j'inculque cela, à mon tour, à mon fils." LES RESSORTS DE LA MIXITÉ Fief affiché des "petits Blancs des Hauts" mais aussi foyer clandestin de mélanges, l'Ilet à Cordes résume assez bien les ressorts de la mixité à la Réunion. Dans l'île comme dans l'îlet, l'histoire est faite de vagues d'immigrants impécunieux brutalement transplantés dans un territoire jusque-là vierge. Colons français, esclaves malgaches ou africains, "engagés" venus des Indes travailler dans les champs de canne après l'abolition, petits boutiquiers débarqués de Chine ou d'Inde, ont fait un aller sans retour vers ce rocher perdu de l'archipel des Mascareignes. L'éloignement du pays natal, la diversité des origines et l'exiguïté des lieux - bref, la nécessité - les ont ensuite amenés à composer. "La construction s'est faite par la force des choses. Chacun s'est fait une place", explique l'historien Laurent Hoarau, 32 ans. "Nos ancêtres, sans exception, ont tous été des étrangers à la Réunion", expliquait récemment Paul Vergès, président du conseil régional. Ce qui n'empêchait pas le racisme, tant ce sentiment reste irrationnel. A sa descente de bateau, chaque nouvel arrivant a subi le dénigrement. Il a essuyé le "moucatage" (la raillerie), une des soupapes de la société réunionnaise. Mais, puisqu'on ne pouvait le jeter par-dessus bord, on s'est serré. Il a encore dû patienter des décennies pour obtenir sa naturalisation. Il a mis à la table commune son plat national. On lui a laissé sa religion pour sauver son âme et ses traditions quand elles ne dérangeaient personne. Il a en revanche abandonné sa langue mais en a glissé quelques mots dans le créole pour signaler sa présence. Il est devenu français, réunionnais, créole, mais est resté, pour mémoire, "yab" ou "petit Blanc", "cafre" (Noir), "malbar" (indien hindouiste), "chinois" ou "zarab" (indien musulman). LABORATOIRE "J'AI GRANDI DANS CETTE ARCHITECTURE HUMAINE, EXPLIQUE BACHIL VALY, 44 ANS : J'ALLAIS EN CLASSE AVEC DES NOIRS, DES BLANCS, DES CHINOIS ET JE RETROUVAIS MES SEMBLABLES À L'ÉCOLE CORANIQUE. J'ÉTAIS ÉTIQUETÉ "ZARAB" ET C'ÉTAIT POUR MOI NATUREL. C'ÉTAIT MON HÉRITAGE CULTUREL. MAIS JE ME SUIS TOUJOURS SENTI RÉUNIONNAIS. JE CONSIDÈRE QUE L'ANNIVERSAIRE DE L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE APPARTIENT À MON HISTOIRE. QUE NOËL, LE DIPAVALI (FÊTE HINDOUE) OU LE NOUVEL AN CHINOIS FONT PARTIE DE MA CULTURE, COMME L'AÏD." SON ARRIÈRE-GRAND-PÈRE EST ARRIVÉ, AU DÉBUT DU SIÈCLE, DU GUJARAT, ET S'EST IMPOSÉ DANS LE COMMERCE, COMME BEAUCOUP DE MEMBRES DE CETTE COMMUNAUTÉ. BACHIL VALY S'EST INSTALLÉ EN 1985 À L'ENTRE-DEUX, UN BOURG DES HAUTS SEMÉ DE JOLIES CASES CRÉOLES. LES 6 000 HABITANTS SONT PRINCIPALEMENT DES PETITS BLANCS. EN 2001, LES ÉLECTEURS ONT POURTANT PORTÉ LE "ZARAB" À LA TÊTE DE LA MUNICIPALITÉ. "MON INTÉGRATION, ICI, S'EST FAITE NATURELLEMENT. MAIS ÇA S'EST GÂTÉ QUAND JE SUIS ENTRÉ EN POLITIQUE. LA CAMPAGNE ÉLECTORALE A BEAUCOUP TOURNÉ AUTOUR DE MON IDENTITÉ, DU REJET D'UNE COMMUNAUTÉ PLUTÔT QUE D'UN HOMME." LE CANDIDAT A CEPENDANT ÉTÉ ÉLU. "AUSSITÔT, JE N'AI PLUS EU DE SOUCI. J'AI ÉTÉ RESPECTÉ DANS MES FONCTIONS." LORS D'UN CONGRÈS À PARIS, BACHIL VALY S'EST LAISSÉ DIRE QU'IL ÉTAIT LE SEUL MAIRE MUSULMAN DE FRANCE, HORS MAYOTTE. IL EN EST FIER, COMME D'UNE RÉUSSITE INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE. L'ÎLE AVAIT DÉJÀ LA PLUS ANCIENNE MOSQUÉE DU PAYS, CELLE DE SAINT-DENIS, ÉDIFIÉE EN 1905. "NOTRE MIXITÉ EST UN MODÈLE, UN LABORATOIRE DONT ON PEUT S'INSPIRER AILLEURS DANS LE MONDE", DIT-IL. UN LABORATOIRE : LE GÉNÉTICIEN FRANÇOIS CARTAULT Y A PENSÉ, APRÈS TRENTE ANS PASSÉS À SOIGNER DES PATIENTS DE TOUTES ORIGINES ET À DÉCOUVRIR DES MUTATIONS RARES QU'ON NE RETROUVE QU'AU CAMEROUN OU AU NATAL. EN 2003, CE SCIENTIFIQUE A ENTREPRIS UNE RECHERCHE AUPRÈS DE 600 VOLONTAIRES ISSUS DES DIFFÉRENTES COMMUNAUTÉS. IL A EFFECTUÉ SUR CHACUN UN PRÉLÈVEMENT D'ADN. LE DÉPOUILLEMENT N'EST PAS ENCORE ACHEVÉ, MAIS LES PREMIERS RÉSULTATS APPORTENT UNE NOUVELLE PREUVE PAR LES GÈNES DU BRASSAGE DES POPULATIONS. "C'EST UN ENDROIT UNIQUE AU MONDE POUR SA DIVERSITÉ. LE MÉLANGE S'EST FAIT D'EMBLÉE. CHEZ LES PETITS BLANCS, PAR EXEMPLE, ON TROUVE DES INFLUENCES AFRICAINES BEAUCOUP PLUS IMPORTANTES QUE CE QU'ON A PU DIRE." COMME POUR RAPPELER QUE LES FEMMES DES PREMIERS COLONS BLANCS, AU MILIEU DU XVIIE SIÈCLE, ÉTAIENT DES ESCLAVES DE MADAGASCAR. LES RÉUNIONNAIS APPARTIENDRAIENT DONC LARGEMENT À LA SEULE COMPOSANTE QUI N'EXISTE PAS OFFICIELLEMENT DANS L'ÎLE : LES MÉTIS. LA LOI RÉPUBLICAINE INTERDIT DE MESURER LE POIDS RESPECTIF DES COMMUNAUTÉS. MAIS, FINALEMENT, QUELLE VALEUR AURAIT UN TEL DÉCOUPAGE AU VU DE L'IMBROGLIO GÉNÉTIQUE QUE RÉVÈLE À FRANÇOIS CARTAULT UN SIMPLE ÉCHANTILLON DE SALIVE ? L'AFFICHAGE ETHNIQUE EST DÈS LORS PLUS DE L'ORDRE DU RESSENTI QUE DU RÉEL. "L'APPARTENANCE DÉPEND UN PEU DU NOM DE FAMILLE, UN PEU DE LA COULEUR, UN PEU DU LIEN GÉNÉALOGIQUE. IL EST UN PEU DÉTERMINÉ PAR LA SOCIÉTÉ, UN PEU FONCTION DU CHOIX DE CHACUN", EXPLIQUE L'ETHNOLOGUE EMMANUEL SOUFFRIN. INSTALLÉ DEPUIS VINGT ANS DANS L'ÎLE, CE MÉTROPOLITAIN ANIME NOTAMMENT DES SÉMINAIRES SUR LA CONNAISSANCE DE LA RÉUNION. IL CONSTATE, COMME FRANÇOIS CARTAULT, LE TRAVAIL DES INSULAIRES SUR LEURS ORIGINES. LES JEUNES GÉNÉRATIONS SE MONTRENT LES PLUS AVIDES. LA PAUVRETÉ AVAIT POUSSÉ LES AÏEUX VERS LE CREUSET CRÉOLE, LA RELATIVE PROSPÉRITÉ ACTUELLE INCITE LEURS DESCENDANTS À UN RETOUR IMAGINAIRE. "LES GENS VEULENT SAVOIR D'OÙ ILS VIENNENT", CONSTATE FRANÇOIS CARTAULT. RETOUR AUX SOURCES Un musée des civilisations est en projet pour assouvir cet appétit. Les recherches généalogiques se multiplient. Les sites Internet communautaires fleurissent. "Rasine Kaf" (Racines noires), une association créée en 1998, travaille sur la mémoire africaine et malgache. "La recherche est culturelle, non politique", assure Manuela Lesage, qui en est membre. Les jeunes Chinois s'investissent dans des fêtes traditionnelles négligées, comme le Guan Di. La culture tamoule connaît un regain. Apparaît également un islam fondamentaliste, venu des caves de métropole et des madrasas du Pakistan. Ce phénomène de retour aux sources a été baptisé "communalisme". Pour ne pas dire "communautarisme". "Toute la discussion est de savoir si cela menace ou non le fondement de la société créole", se demande Emmanuel Souffrin. Bachil Valy, lui, ne s'en inquiète pas : "Le problème des banlieues en métropole tient pour beaucoup à la perte d'enracinement. Il faut se connaître, se respecter soi-même pour respecter les autres." Les tentatives de récupération politique ont, jusqu'à présent, échoué à la Réunion et, quand un démagogue lorgne une clientèle ethnique, ses adversaires n'ont aucun mal à lui opposer ses ascendances bigarrées. "Trop mélangé, trop tard", assure François Cartault. Un samedi après-midi dans les rues de Saint-Denis confirme ce verdict. Toutes les complexions y sont représentées, comme un nuancier de l'humanité. Les jeunes gens ne se cachent plus pour vivre des amours métissées. Emmanuel Souffrin, en bon ethnologue, explique qu'"il y a les codes, et l'interprétation des codes". De cette interprétation déviante, buissonnière, est aujourd'hui issu un improbable kaléidoscope. "Le monde est réunionnais", affirme un slogan, sans excessive forfanterie. Et la palette ne cesse de s'enrichir. Des émigrés venus des Comores ou de Madagascar affluent aujourd'hui. Ils subissent les remarques malveillantes, comme avant eux tous les primo-arrivants. "Comores déor", lit-on sur certains murs, comme on lisait, il y a vingt ans, "Zorèy déor" à l'intention des métropolitains. Même ces derniers finissent par s'intégrer. Contrairement aux autres strates, ils arrivent souvent par le haut de la société. Au début, ils s'enferment entre eux dans les villas de Saint-Gilles, la grande station balnéaire. Parce qu'ils sont en France, ils se croient en pays conquis. Et puis ils se dissipent dans la population, se retrouvent à cuisiner le cari. Ils étaient venus pour cinq ans et y sont encore après vingt années. Leurs enfants se mettent à dire "moin" (je) et "néna" (il y a) dans la cour de récréation, comme les vrais insulaires qu'ils sont devenus. LE CRÉOLE, "NOUT LANG" Tant, à la Réunion, manier le créole est le premier signe d'appartenance insulaire. "Nout lang" est omniprésente dans la rue et dans les familles. L'humour, ici, ne peut se concevoir qu'avec cette syntaxe tourneboulée et ces mots piratés. "C'est le lien social, un marqueur d'identité. Cette langue est née pour intégrer. Elle est porteuse d'un rapport à l'autre, d'un découpage du monde", estime l'écrivain Axel Gauvin, 62 ans, président du tout nouvel office de la langue créole, qui milite notamment pour son enseignement. De tradition orale, le créole est par essence, par naissance, égalitaire puisqu'il a servi à la communication entre les maîtres et les esclaves. Selon l'historien Laurent Hoarau, "on trouve les premières traces dans des procès-verbaux d'esclaves au début du XVIIIe siècle". Le français, langue de l'administration et de l'éducation, est plus élitiste. "Le français hiérarchise, le créole unifie", résume Axel Gauvin, qui peut comparer ces langues pour les manier alternativement dans son oeuvre romanesque, théâtrale et poétique. Or le créole est aujourd'hui malmené par le français, plus adapté à la modernité qui a saisi l'île depuis trente ans. Au-delà du militantisme linguistique, Axel Gauvin redoute que cette substitution ne soit porteuse d'un bouleversement social. Ce que confirme Gérard Rivière, le paysan de l'Ilet à Cordes : "Si vous m'ôtez le créole, vous faites de moi un cul-de-jatte à qui vous dites : "Lève-toi et marche !" Le créole est la langue commune adoptée par tous les peuples qui ont échoué ici. Il faut le conserver." Alors le métissage peut-il se poursuivre en français ? La question vaut à la Réunion et plus encore en métropole. En visite dans l'île, Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur, a vanté les mérites du modèle local. Quelle revanche ! Après avoir expédié dans l'océan Indien ses gens de peu, prostituées, mendiants, paysans sans terre, artisans sans labeur, y avoir séquestré des esclaves et exploité des Indiens miséreux, la vieille France imbue de sa supériorité se retrouve confrontée aux tiraillements communautaristes. Elle ne sait comment bricoler sa société multiculturelle et comment fixer les seuils de tolérance. Et voilà qu'elle se tourne vers cette île oubliée où un ramassis d'indésirables ont su trouver depuis longtemps une manière de vivre ensemble. Car, au fond, comme l'explique Gérard Rivière : "Ici, on n'est pas tous pareils, mais qui ça dérange ?" Edited August 21, 2006 by koukourouznik Link to comment
koukourouznik Posted August 22, 2006 Author Share Posted August 22, 2006 Polynésie : Hao après la bombe LE MONDE | 18.08.06 | 15h38 • Mis à jour le 18.08.06 | 15h38 En décembre 1963, un jour de grand beau, le Francis-Garnier jette l'ancre par 21° 48' de latitude sud et 138° 47' de longitude ouest, sur un atoll désert du Pacifique porté sur les cartes de Polynésie comme Mururoa, corruption française du nom local, Moruroa. A bord de l'aviso, le deuxième classe François Dantzer se remplit les yeux du spectacle. Cet Alsacien de 18 ans caresse, au-delà de ses rêves, le mythe des mers du Sud. "L'endroit était simplement paradisiaque", se souvient-il. Dans ce décor vierge, le soldat du génie vient créer une base militaire. Un an auparavant, en 1962, un Constellation a survolé à basse altitude les archipels des Tuamotu et des Gambier. A son bord, les responsables de l'état-major ont coché deux noms : Moruroa et Fangataufa. C'est là que la France continuera à roder sa bombe puisque le Sahara n'en veut plus. Il est également décidé de faire d'Hao, à 460 kilomètres de là, une "base avancée" de ce qui deviendra le Centre d'expérimentations du Pacifique (CEP). Hao, une terre émergée mais à peine : trois mètres à son plus haut. L'atoll est formé d'un long récif de 130 kilomètres, en forme de harpe, large de quelques centaines de mètres tout au plus. Percée d'une unique passe, cette barrière de corail protège des déferlements de l'océan un vaste lagon de 720 km2 aux eaux paisibles parsemées d'îlots. La mer intérieure est bordée de plages d'un blanc aveuglant, ombrées de cocotiers. Les 196 habitants de l'île accueillent chaleureusement les militaires. A 900 kilomètres de Tahiti, gagnée au progrès, Hao, elle, vit encore à l'heure coloniale des anciens "établissements français d'Océanie". Ici, ni voiture ni téléphone. On s'éclaire au pétrole. Les insulaires pratiquent la pêche, cultivent le taro et tirent quelques billets du coprah (amande de coco). L'endroit se partage entre catholiques et protestants, les deux communautés remplissant sans peine leurs églises, tant les premiers missionnaires - ceux du moins qui n'ont pas fini dévorés -, ont réussi à cheviller à l'âme la ferveur religieuse. La goélette de Papeete assure le ravitaillement. Elle apporte parfois des films d'actualité, lucarne sur le monde que toute la population se réunit solennellement pour scruter. Les images diffusées sont d'abord sélectionnées par le gouverneur puis soumises à la censure de l'Eglise. C'est dire si les idées contestataires ou licencieuses ont peu de prise. La conversion à l'atome se fait sans peine. Mêlant promesses et pressions, l'armée obtient le consentement de la population. Il n'est guère que le Père Florentin pour s'inquiéter alors de la bombe et du vice que l'arrivée de centaines de soudards ne manquera pas de propager. Le prêtre réfractaire sera muté par l'évêché. LA FIN DE LA BOMBANCE Des baux régaliens sont signés avec les propriétaires. L'armée se fait concéder une large portion de l'atoll, "sans être tenue, en aucun cas, de remettre les lieux dans leur état d'origine", précisent les contrats. Au fil des mois, des dizaines de hangars, un port, des wharfs, des darses, des mess, des maisons pour les officiers et les ingénieurs du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), des cantonnements pour la troupe, des laboratoires confinés, des dépôts d'essence, des entrepôts, une station électrique, une usine de désalinisation sortent de terre, en même temps que des haies de barbelés tailladent le paysage. Sur l'aéroport, doté d'une piste de 3 380 mètres, se posent sans discontinuer les gros porteurs. Des milliers de cocotiers sont abattus et le sable des plages finit en ciment. L'armée élargit la passe et fait exploser les pâtés de coraux qui gênent la navigation. Le village d'Otepa, où se concentre la population, se retrouve bientôt coincé entre la zone de l'armée et celle du CEA. Les habitants sont exclus de larges secteurs, sauf à être dûment badgés. Mais personne ne se plaint : l'armée et les entreprises contractuelles embauchent sans compter et payent bien. Pêcheurs et cueilleurs de coprah abandonnent filets et machettes. L'île ne vit bientôt plus que par et pour le nucléaire. Temauri Forster, 56 ans, est sorti de l'enfance en même temps que son île natale. "La population est passée sans transition de la lampe à pétrole au champignon écarlate, constate l'actuel maire d'Hao. La mentalité des gens en a été profondément bouleversée." Jusqu'à trois mille "popas" (Blancs), militaires et scientifiques, débarquent. Des employés polynésiens recrutés dans les autres îles s'installent à demeure, non sans frictions. La population passe de 448 habitants en 1977 à 1 666 en 2000. Du nombre, quelques jolis enfants métis. L'intendance est sans contrainte. Le champagne, le whisky, la bière mais aussi le foie gras et d'autres mets fins sont distribués avec largesse. Les surplus finissent à la poubelle. Sur le bord de la route, on trouve des pièces d'un ou deux francs pacifique que les habitants jettent quand elles encombrent le fond de leur poche. Il règne une atmosphère de bamboche permanente que rompt seulement l'approche d'un essai. La bombe est alors transportée par morceau sur l'île où elle est assemblée puis emmenée sur la zone de tir. Quarante-cinq minutes après l'explosion, des avions effectuent des mesures dans le nuage. Ils atterrissent à Hao, où ils sont décontaminés à grande eau. S'amarrent également les bateaux qui ont visité la zone contaminée. Les mesures de radioactivité sont entourées du plus grand secret. Parfois la rumeur, "radio cocotier", fait état d'un raté, d'un coup de vent inopportun, d'une pluie intempestive. Le secret-défense et l'insouciance de la vie facile dissipent vite ces menues contrariétés. Quarante-six essais aériens sont effectués entre 1966 et 1974 auxquels succèdent 147 tirs souterrains jusqu'au 27 janvier 1996. En septembre 1966, le général de Gaulle, en visite à Hao, a assisté à l'une des expériences. "Le CEP a acheté le silence des gens. La France n'avait pas de limite financière. Elle a fait des riches trop rapidement", constate François Dantzer. Rendu à la vie civile, l'ancien soldat du génie s'est installé à Hao au début des années 1970 et a travaillé comme sous-traitant pour le nucléaire. Son émerveillement de jeune homme ne l'a pas quitté. Il s'est coulé dans le mode de vie polynésien, a épousé le rythme insulaire jusqu'à en faire son horloge interne. Il s'est marié, a fondé une famille et "a perdu l'envie de vivre ailleurs". Il est "encanaqué", comme on disait, au temps des colonies, de ces Blancs perdus pour la "civilisation". Pourtant, la bombance cesse soudain. "L'armée est partie trop vite", estime François Dantzer. Après une dernière campagne contestée, lancée par le président Jacques Chirac en 1995, Paris annonce l'abandon des essais. Fin 1998, le CEP est dissous. Le 30 juin 2000, les derniers légionnaires en poste quittent Hao. La manne qui tombait sur l'atoll se tarit et l'économie chute de 80 %. François Dantzer décide malgré tout de rester. A 60 ans, plus question de regagner les antipodes strasbourgeoises. Le Français se lance alors dans de multiples activités : commerce, pension de famille, immobilier, jusqu'à devenir un personnage établi de l'île. Converti à l'écologie, il a en projet des éoliennes. Le temps des rentes est révolu. Le CEP a bien versé de coquettes indemnités ou pensions à ses anciens employés, soldes de tout compte qui ont entretenu quelque temps encore l'illusion de prospérité. Des habitants se sont retrouvés à la tête de pactoles pas toujours dépensés au mieux. Lors d'un séjour à Paris, l'un d'eux a fini ainsi ruiné par les dames de la Madeleine. "Et puis les gens se sont mis à compter et recompter les francs qu'ils jetaient hier", explique François Dantzer. La France signe encore chaque année un gros chèque à la Polynésie : 18 milliards de francs pacifique (150 millions d'euros). Mais, de cette somme, il n'arrive plus dans l'atoll que des miettes. "L'argent reste à Papeete", regrette Iné Tehuita, 36 ans, maire délégué d'Hao. Le chômage, cet inconnu, s'est installé. Iné Tehuita est sollicité chaque jour pour un emploi. " Les gens se sont remis à vivre au jour le jour, mais c'est pour eux plus dur qu'avant", explique cet ancien du CEP. En cinq ans, près de 200 habitants ont quitté l'île. Une partie des installations a été démantelée après 1996. Mais nombre d'équipements ont été abandonnés aux propriétaires de terrains. Nombreux sont ceux qui, les yeux plus gros que le ventre, ont hérité d'un hangar d'avion, d'un entrepôt frigorifique ou d'un ensemble de chambrées militaires. "Cela a semé la zizanie dans les familles, explique Temauri Forster. Les question d'indivision ont compliqué un peu plus les choses. Des parents se sont tapé dessus, se sont traînés devant les tribunaux. L'île a succombé à l'égoïsme." S'est ensuivi un pillage méthodique, avec l'acharnement de la jalousie. Tout ce qui a pu être démonté l'a été, jusqu'à ne laisser que de lugubres squelettes. La pluie a fini le travail et l'île a ajouté la couleur rouille à sa palette. Reste un décor d'après la bombe, des bâtiments soufflés par la cupidité des hommes aussi radicalement que par une onde thermonucléaire. Un enfant et un vieillard sont récemment morts écrasés par des barrières qui ne tenaient plus sur leurs gonds. Au point que des négociations ont commencé avec l'armée pour qu'elle revienne nettoyer ce champ de ruines qui ne lui fait guère honneur. Cette éradication, peut-être est-ce la seule manière pour qu'Hao oublie ces trente glorieuses qui ne furent finalement qu'une parenthèse, voire une sorte d'anachronisme. L'île se cherche aujourd'hui un avenir raisonnable, un débouché de son temps. Le tourisme ? Entre ciel et mer, elle a du bleu à revendre, du turquoise à l'outremer. Mais ceux qui viennent jusqu'ici sont souvent gens de connaissance, des anciens du CEP, rattrapés par la nostalgie. Ils parlent du bon vieux temps et, parfois, des maladies qui les rongent et des copains qui sont morts. La Criirad (Commision de recherche et d'information indépendantes sur la radioactivité) a traîné ses compteurs Geiger dans l'île en 2005. Ils ont crépité, mais dans des limites admissibles. Les niveaux actuels ne semblent pas constituer de menace sanitaire, mais ces reliquats d'iode, de strontium et de césium démontrent qu'il n'en était pas forcément de même à l'époque. Alors, pas facile de substituer les UV aux rayons X. Le Club Med, qui avait été sollicité pour s'installer à Hao, a poliment décliné l'offre... Un centre de plongée a été ouvert, rappel ironique du temps où les faux époux Turenge avaient été consignés sur l'île, après le fiasco du Rainbow-Warrior. Il a capoté. Un élevage de thons est actuellement à l'étude, soutenu par Temauri Forster. Mais le projet traîne. MANGAREVA Mangareva, dans l'archipel des gambier, n'a pas eu ce problème de reconversion. Tout autour de l'île, un collier de fermes perlières assure sa prospérité. En 1974, un pionnier a abandonné les plongées hasardeuses pour l'élevage de la perle noire. Son succès a suscité des vocations. Des fortunes se sont bâties sur le commerce de la nacre. Alors, quand les militaires sont partis, on était trop occupé à ses huîtres pour s'en soucier. Comme à Hao, l'arrivée du nucléaire avait pourtant chamboulé la vie de l'île, jusque-là immuable. Le navigateur Alain Gerbault, en 1925, avait trouvé l'endroit tel que l'avait décrit Jack London vingt ans plus tôt et Herman Melville au milieu du XIXe siècle. A l'extrémité est de la Polynésie, Mangareva restait une des dernières escales de l'imagination au milieu du pacifique. Après, il n'y avait plus guère que Cairns, le havre des mutins du Bounty, et l'île de Pâques pour borner le rêve. L'archipel des gambier n'avait toujours pas changé quand Jacques Sauvage en est devenu l'instituteur, sur un coup de tête, en 1954. Un bateau venait tous les six mois apporter le ravitaillement, interrompant les pénuries récurrentes de sucre, de savon, de lait, de pétrole. "Quand il n'y avait plus de craie, j'utilisais des aiguilles d'oursin", se souvient cet homme aujourd'hui âgé de 85 ans. Au terme d'une vie trépidante, il est revenu mourir sur l'île quand la médecine l'a déclaré condamné. "C'était il y a trois ans, mais il faut croire que les toubibs avaient un peu anticipé", explique le retraité, allumant cigarette sur cigarette, dans une ultime nique au destin. Le 23 août 1964, le Dumont-d'Urville s'est présenté dans le lagon. L'armée souhaitait installer une base de soutien à Mururoa. Une piste aérienne fut construite, artère par laquelle s'écoula un sang nouveau. Lors du premier essai aérien, le 2 juillet 1966, la population était conviée au spectacle. A la troisième expérience, elle ne s'est pas plus inquiétée quand il s'est mis à pleuvoir et que les compteurs geiger des "Faranis" (les Français) se sont affolés. L'année suivante, sans explication, était construit un abri où la population devait se réfugier au moment des tirs. "A l'intérieur, ils avaient installé une salle de cinéma. j'ai pu voir tous les John Wayne, tous les Zorro. On nous distribuait de la nourriture en quantité et des bonbons, plein de bonbons", se souvient Benoît Urarii, 39 ans, professeur de collège. Après deux ou trois jours, des hommes en combinaison invitaient les gens à sortir, leur octroyant parfois une indemnisation. "Chacun s'en retournait à sa besogne, sans s'inquiéter", explique Monique Richeton, maire d'un archipel qui compte aujourd'hui 1 096 habitants. Sur le port de Rikitéa, l'abri est toujours là. on se demande quelle protection pouvait apporter ce hangar en simple tôle. A l'autre bout de l'île, à Taku, caché dans une bananeraie, un autre bunker servait aux militaires. Il se présente comme une vaste boîte de sardines aux épais murs d'acier, hermétiquement fermés. La différence de traitement est patente. Mais la consigne qui transpire de tous les documents de l'époque était claire : ne pas inquiéter la population. Trente ans après les derniers essais aériens, perce aujourd'hui ce que certains décrivent comme un mensonge d'etat. Chatouillée par les associations d'écologistes ou de vétérans, secouée par la révélation de rapports secrets, l'armée admet peu à peu l'existence de retombées radioactives "intempestives", six au total, mais nie toujours qu'elles aient eu une quelconque incidence sanitaire. " Dans ma famille, quatre personnes sont mortes du cancer et ma mère est atteinte de la thyroïde, assure Benoît Urarii. Nous avons été sacrifiés. si nous avions su, nous leur aurions dit d'aller faire péter leur bombe sous la tour Eiffel.." Dans le presbytère au blanc immaculé de Rikitéa, le père Maurice Boscher, 71 ans dont 43 de Polynésie, est un de ces personnages de missionnaire dont on ne trouve plus trace que dans les vieux romans sur l'outre-mer. Curé de Mangareva et d'Hao, l'ecclésiastique soigne ses amibes avec un verre de bordeaux - "le tanin fait cataplasme" - et sort les coups de gueule aussi souvent que le bréviaire. Royaliste, adversaire des francs-maçons de l'administration qui ont toujours affronté l'Eglise sous les tropiques, protecteur de ses ouailles, "des bons catholiques mais pas toujours des bons chrétiens", ce Breton a son franc-parler, trop, ce qui lui vaut parfois maille à partir avec sa hiérarchie. Mais il faut bien que cela sorte : "La métropole s'est servie de la Polynésie avec les essais mais elle a trompé sa population. Les gens en veulent-ils à la France ? Ce n'est pas simple à dire. Ici, quand on vous dit non, ça veut dire oui. Pour un Polynésien, aujourd'hui, c'est aujourd'hui. C'est un peuple très difficile à saisir, vous savez." "Nous avons le droit à la vérité sur ce qui s'est passé", Bruno Schmidt, 71 ans, se souvient de son scepticisme devant les discours lénifiants à l'époque des essais. On ne la lui faisait pas, à cet infirmier. "Je connaissais les isotopes, je maniais le radium. Je savais à quoi m'en tenir. Mais, pour un polynésien, le danger doit être visible. La radioactivité ne l'est pas." Ce "demi", comme on appelle ici les métis franco-polynésiens, estime que la rétention d'information n'est pas aujourd'hui sans incidence politique. "Le silence sur les effets de la bombe a apporté de l'eau au moulin des indépendantistes. Il a démontré que la République ne nous considérait pas comme des citoyens à part entière." "La France, je suis né avec. C'est une acceptation innée. Mais mon esprit commence à vagabonder, assure pour sa part Temauri Forster. Hao a servi la cause de ce pays pendant quarante ans. Si son rôle est reconnu sur la scène internationale comme puissance atomique, c'est parce que nos îles ont contribué à cette notoriété. or, rien n'est fait pour les aider à trouver un débouché." Ancien membre du parti autonomiste de Gaston Flosse, Temauri Forster a rejoint le parti indépendantiste d'Oscar Temaru quand ce dernier a pris le pouvoir à Papeete. Il est devenu ministre de la décentralisation et du développement de l'économie. Mais, à Mangareva comme à Hao, rares sont ceux qui songent vraiment à rompre avec la France. Le vote légitimiste reste très majoritaire. "Ce n'est pas parce que papa est méchant que ce n'est plus papa", résume Benoît Urarii. Benoît Hopquin Link to comment
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